Par Radhouane Briki
La jalousie est, pour l’homme de bien, matière à accroître sa pensée de la nature complexe du phénomène humain. Il n’est pas jusqu’à l’histoire du mot « jalousie » lui-même qui n’illustre cette complexité. Ce mot recouvre le sentiment d’attachement vif et d’inquiétude pour ce qui tient au cœur. Cette inquiétude concerne notamment la fidélité de la personne aimée. Ainsi, l’amour exclusif prend ombrage de tout attachement de l’autre à un nouvel objet et de ses attachements anciens. La jalousie devient inapaisable quand, dans la relation amoureuse, elle s’accompagne d’irritation et de chagrin éprouvés par crainte ou certitude de l’infidélité de la personne aimée. La jalousie est une maladie. Ses accès sont réguliers, et ses tourments atroces. Son domaine dépasse celui de la relation amoureuse. Une mère peut souffrir d’une jalousie féroce contre la femme qui, selon elle, lui avait ravi son fils. Ce désir de possession exclusive de l’autre caractérise aussi le rapport de l’enfant à sa mère. Ce type de jalousie apparaît, à en croire la psychanalyse, dès le neuvième mois, et s’exacerbe ensuite : c’est le plein « complexe d’Œdipe ».
Celui qui aime sans espoir vit dans l’égarement, dans la jalousie, dans la douleur de l’infidélité et de l’abandon. Pour lui, l’absence de l’être aimé cristallise l’amour, mais endort pour un temps la jalousie. La jalousie est une passion mauvaise : c’est la passion de celui qui « n’a jamais tenu une femme dans ses bras sans voir se dresser entre elle et lui le spectre de ceux qui l’avaient possédée, et lorsque la pauvre créature ferme les yeux, il se disait : “c’est pour ne pas me voir et se souvenir à son aise de ceux qu’elle a aimés autrefois.″ » La jalousie est une peine. Cette peine est éprouvée par le désir de possession de biens (matériels ou immatériels) que d’autres détiennent. C’est une pure peine que de désirer pour soi le bien ou le bonheur d’autrui ! ″Jalousie” rime avec “envie″. Les deux mots désignent, dans ce cas, la « tendance négative qui consiste à s’affliger de la réussite ou du bonheur d’autrui, et pouvant aller jusqu’à lui désirer du mal et chercher à lui nuire. » L’envie ronge et dévore las âmes déchues. Elle est ambivalente. Joie et tristesse à la fois : la tristesse du bien d’autrui et la joie du mal qui lui arrive. Ces âmes ne supportent pas le succès des hommes bons, beaux et intelligents. Lorsqu’ils entendent parler de leur succès, ils crèvent d’envie et de jalousie. Si Phèdre pâlit d’amour, eux, ils pâlissent de jalousie. Leur temple est désert, les pauvres ! Ils sont prodigieusement jaloux.
La complexité de l’histoire du mot « jalousie » a partie liée avec celle de l’adjectif « jaloux ». Cet adjectif est issu du bas latin zelosus « plein d’amour et de prévenance », lui-même dérivé de zelus, qui a donné « zèle », au sens de « rivalité, envie, ardeur, empressement… » « Jaloux » est attesté, depuis le moyen âge, dans le vocabulaire amoureux des troubadours, sans être, toutefois, limité à ce vocabulaire-là. Dans les premiers textes du moyen âge, « jaloux » avait le sens de « qui désire ardemment, (désireux), et, plus précisément de : « qui est farouchement attaché à la conservation de quelque chose, d’un avantage. » Ce sens est resté vivant dans l’expression biblique « Dieu jaloux », c’est-à-dire qui veut être servi sans partage, et dans quelques expressions littéraires, à l’instar de : « jaloux de ses opinions ». Dans ce cas, la jalousie est « un sentiment de crainte d’avoir à perdre ou à partager avec autrui un avantage dont on aimerait garder la propriété exclusive. »
La complexité et l’ambivalence de l’adjectif « jaloux » et du nom « jalousie » caractérisent aussi le verbe « jalouser » et l’adverbe « jalousement ». « Jalouser » s’emploie pour « regarder avec envie ce que possède autrui, et ne s’applique qu’à titre exceptionnel à a jalousie amoureuse. » « Jalousement » se rattache, lui, à l’idée « d’envie de ce que l’on n’a pas et à la crainte de se dessaisir de ce que l’on a. »
Cependant, la jalousie en amitié n’est pas le mal de l’homme de bien ; il la méprise et s’en défend assez bien. Pour lui, la jalousie est un attachement vif au travail bien fait. C’est avec la jalousie d’un artiste qu’il aimerait accomplir sa noble tâche. Aussi la passion dont il est animé et l’amour du bon et du beau qui scande ses pas lui permettraient-ils d’écrire et de penser la jalousie. Indulgent, il tend à faire de la jalousie une esthétique. Son modèle ? Baudelaire et son esthétique de la laideur. La jalousie est, elle aussi, une de ces laideurs, de ces hideurs…La poésie est susceptible de triompher de toutes ces passions mauvaises :
« Incrédule, inquiète, ingrate jalousie !
Amour, aveugle amour qui méconnaît l’amour !
Qui regarde un ciel pur, et demande le jour,
Oh ! que je… que je t’aime, aimable frénésie ! »
(Marceline Desbordes-Valmore (Romances, 1830)
Ndr.: Le tableau d’illustration, c’est “Jalousie” d’Edvard Munch.