Bassem Mehouachi
L’heure du trépas….
Je me rendais de temps en temps chez mon grand-père. Il recevait dans sa demeure un ou deux vieillards du village. Visiblement, ils appartenaient à sa génération. Ils avaient ces visages ridés et ce regard épuisé. Ils venaient chez mon grand-père pour jouer aux cartes et siroter le thé sucré que ma grand-mère préparait et servait avec bienveillance. Elle était aux petits soins cette sexagénaire modeste. En jouant, ils avaient des gestes un peu las et une attitude qui affichaient cet ennui de la vie. Ils sont au bout de leurs chemins, comme ils se le disaient de moment à autre et plus rien ne possède d’attrait pour eux. Une fois la partie des cartes finie, ils observaient quelques minutes de silence que j’ai pu interpréter plus tard comme une descente silencieuse et laborieuse dans les méandres de la mémoire. Et soudain, l’un d’eux prenait la parole avec ce regard illuminé. C’était clair qu’il avait pu enfin retrouver le souvenir qu’il poursuivait depuis tout à l’heure. Ils se racontaient des aventures qui remontaient à leurs enfances, des histoires qu’ils avaient entendues de leurs pères ou encore des scènes qu’ils ont vécues avec leurs familles. Cependant l’histoire la plus émouvantes que j’aie entendue lors de ces séances de témoignage précieux était celle de la mort de mon arrière-grand-père Ahmed. Il paraissait que ce récit un peu singulier éveillait une douleur toujours vive chez mon grand-père. Mais c’était sous la demande de ses vieux copains qu’il daignait, après une longue hésitation, de le partager. Il poussa un soupir profond et tout en éloignant son regard vers un absolu inatteignable, il commença « Vous savez, cette année j’avais à peine douze ou treize ans. C’était l’hiver (il orienta son regard vers ses hôtes et affecta un sourire narquois) notre hiver très dur et très sévère que vous connaissez très bien (les deux hommes hochèrent la tête tout en baissant le regard, dans une sorte de recueillement à la fois auguste et triste. On dirait, ils venaient de traverser un souvenir douloureux, et mon grand-père de poursuivre) Ce soir-là, Hsin Ben Ahmed et Ali Ben Jemaa étaient venus voir mon père. Ils étaient assis autour du feu et ils causèrent avec un air grave. Mais de temps en temps ils racontaient des scènes drôles et rigolaient, toujours avec beaucoup de réserve. Comme j’étais l’aîné ; mon père me permettait de rester avec lui. Je me suis mis à sa disposition et à celle de ses hôtes. Je leur servais de l’eau, du thé chaud et des friandises qu’ils ramenaient je ne sais d’où. Elles avaient un goût magique. Je n’osais pas parler devant mon père, c’était considéré comme inconvenant. Alors, on adoptait le langage des yeux. Je fixais mon père du regard jusqu’à ce qu’il remarquât que je voulais lui parler, il fronça les sourcils pour me demander ce que je voulais. Alors rapidement j’échangeai mon regard entre le sac des bonbons et la petite pièce où se trouvaient mon frère Alaya et ma sœur Baya, qui étaient tout petits. Cet échange, survenu en un temps d’éclair, avait pour but de demander la permission pour donner à mes petits frère et sœur leurs parts des bonbons. Si mon père hocha la tête une seule fois, c’était signe d’accord mais s’il ouvrit les yeux grands ceci indiquait non seulement son refus, mais aussi sa désapprobation de l’acte déplacé que je venais de commettre. Cette nuit mon père m’avait accordé l’autorisation, et en clin d’œil j’ai pénétré la chambre contiguë séparée par un rideau de turban si épais, avec mes deux poignées remplis de bonbons. Alaya et Baya qui somnolaient près du feu, sursautèrent tout d’un coup en me voyant. Je déposai les bonbons de toutes les couleurs entre eux et je rebroussai chemin.
Plus tard dans la nuit, les cousins de mon père se levèrent et s’excusèrent pour partir. Mon père se leva à son tour et sortit avec eux jusqu’à la cour extérieure de notre maison. Quand les deux squelettes furent engloutis dans l’obscurité, mon père me fit signe pour rentrer. Il revint à son siège. Il pencha son dos contre le mur et prit le livre saint entre ses mains. Il lisait tout en bas en remuant les lèvres. Au bout de quelques heures, il m’appela d’une voix fêlée que je n’avais pas entendue auparavant. Quand j’étais allé le voir, il me fit signe de sa grosse main d’agriculteur pour m’approcher d’avantage et me chuchota, peut-être pour ne pas réveiller les petits qui dormaient à côté, « Tu vas chez ton oncle Hsin et avec lui tu passeras chez ton oncle Ali, tu leur diras mon père veut vous voir immédiatement, il vous dit que l’heure est venue ». J’étais petit, et je n’avais pu rien déceler de ce message que j’ai transmis tout de suite aux deux voisins. La réaction de l’oncle Hsin m’avait perturbé. Il était clair que les mots que je venais de lui transmettre l’avaient mis hors de soi. Il commença à s’interroger dans une sorte d’un monologue troublé : Mais qu’est-ce qu’il a Ahmed, on venait de le voir. Il est en bonne santé, il parlait et il rigolait ! Bizarre ! Bizarre ! » En prononçant ces mots, il remuait sa tête à gauche et à droite avec un regard brisé d’une expression forte de regret. Ensemble, nous étions allés chercher oncle Ali Ben Jemaa qui, lui l’autre, avait affecté presque la même réaction en entendant le motif de cet appel tardif de la bouche de son copain. Arrivés chez nous, le visage de mon père était déjà pâli d’une façon remarquable. Sa tête était un peu baissée et ses yeux paraissaient épuisés. Il balbutiait des versets du Coran, des bribes de mémoire de ce qu’il venait de lire. Ses deux cousins s’approchèrent de lui et quand Hsin essayait de le relever de son assoupissement, Ali Ben Jemaa découvrit ses deux pieds et y posa sa main, et tout de suite il leva un regard d’horreur vers son copain qui, à son tour, me demanda « Mabrouk, tu peux rentrer chez ton frère et ta sœur. Ne t’inquiète pas, ton père se porte bien. On va s’occuper de lui ». J’étais encore petit pour comprendre tous ces signes qu’ils émettaient l’un à l’autre. De la fente du rideau de la pièce attenante, j’ai pu voir les deux hommes essayer d’éveiller mon père de ses défaillances qui le faisaient s’absenter pour quelques minutes de notre monde. Ils lui parlaient à voix forte. De temps en temps, il reprenait conscience et leur confiait quelques commandements. Sa voix était tellement confuse et profonde que je n’ai pu déceler que quelques mots. Il leur demandait de prendre soin du livre, de ses petits et des terres. Il prononça la Chahada deux ou trois fois, son regard était éperdu dans un au-delà invisible. Un instant après sa tête échappa aux deux hommes et tomba sur son épaule gauche. Oncle hSIN redressa sa tête et d’une voix sombre et mélancolique, il répéta le verset qu’on prononçait aux temps des calamités et des grands malheurs « Certes nous sommes à Allah, et c’est à Lui que nous retournerons ». Oncle Hsin se tourna vers le rideau, comme s’il avait senti que je les surveillais en cachette. Il me fit signe de sortir. Avant que j’arrivasse au chevet de mon père, l’homme prit ma main et me guida vers la porte extérieure. L’air froide et fraîche de cette aube hivernale nous inondait. Il poussa un profond soupir et me dit « Mabrouk, mon fils, Allah dit « Tout ce qui est sur elle, est appelé à périr et seul restera le Visage de ton Seigneur, à la Majesté Suprême et à l’infinie Noblesse ». Dorénavant, tu es l’homme de ce foyer. Tu devras prendre soin de ton frère et de ta sœur. Nous sommes ta famille, et nous serons toujours proches. En entendant ce verset et ces mots, j’ai enfin tout compris, mon père avait pressenti son départ ultime, alors il m’a demandé d’appeler ses deux cousins. Il agonisait depuis quelques heures et maintenant il rendit l’âme. Je n’ai rien dit. Mais j’ai pleuré. En levant nos regards vers mon grand-père, ses yeux étaient noyés de larmes. Ses deux vieux copains posèrent leur vers de thé et prirent congé en silence. Ma grand-mère me tira par la main et ensemble nous rentrions dans la cuisine. C’était un de ces moments graves et augustes de recueillement, de mélancolie et de grandeur de l’âme, et où on devait tous montrer du respect au besoin de mon grand-père d’être seul, seul face à son malheur.
Bassem Mehouachi
« Mémoire en Détresse » Roman fragmentaire