Je suis triste de vous voir partir, triste comme tous les Tunisiens, les écrivains, les intellectuels, les universitaires, les chercheurs, les éditeurs et les passionnés du livre qui vous ont connu et qui pleurent votre disparition et ma tristesse s’accentue quand je pense avec amertume que toutes vos demandes d’avoir la nationalité tunisienne, certes avant le 14 janvier 2011, n’ont pas eu de suite sans qu’il y ait justification, ni explication. Mais vous êtes tunisien, plus que tunisien, un amoureux fou de la Tunisie, de sa terre, de son soleil, de ses rives, de ses forêts, de ses villes et villages, un amoureux passionné de son histoire, de sa culture, de sa littérature, de ses poètes, de ses romanciers, de ses dramaturges, de ses artistes et de ses penseurs. L’amour de la Tunisie a toujours coulé dans vos veines depuis votre jeune âge et elle a éclairé votre voie et votre foi. Vous avez toujours œuvré en sa faveur en faisant connaitre sa littérature et sa culture dans le monde entier grâce aux nombreux livres et articles que vous avez publiés.
Votre attachement à cette terre est si profond et si enraciné que malgré le refus de vous accorder la nationalité tunisienne, vous n’avez jamais pensé abandonner ce pays. Vous éprouvez un grand plaisir à errer dans les petites rues étroites et ruelles de la Médina de Tunis. Tous les artisans et commerçants vous connaissent et vous saluent chaleureusement quand vous passez tôt le matin pour aller à la Bibliothèque Nationale à El-Attarine, près de la Grande Mosquée Zitouna ou quand vous traversez Bab Menara et la rue Jemâa El-Haoua pour retrouver « L’Institut des belles lettes arabes » (IBLA). Tout le monde vous connait et aime discuter avec vous. Votre bonté, votre amabilité, votre intelligence et dynamisme leur inspirent confiance et respect. Des centaines de chercheurs, d’étudiants, d’universitaires et de jeunes éditeurs retrouvent en vous un appui indéfectible et une générosité inépuisable et arrivent à avancer dans leurs travaux de recherche et dans leurs projets grâce aux documents que vous fournissez, aux conseils que vous leur donnez et aux multiples idées que vous leur suggérés.
Mais, au-delà de votre rôle académique à « IBLA » ou au « Centre d’études de Carthage », vous vous êtes engagé pleinement dans des actions humanitaires Vous parlez couramment l’arabe et vous aimez partager les soucis des gens et leurs problèmes surtout ceux qui souffrent et ceux qui sont marginalisés dans la société. Vous étiez ainsi un membre actif dans plusieurs associations civiles. Vous avez pu aider les malades du Sida et soutenir les prisonniers étrangers dans les établissements pénitenciers tunisiens. Vous avez apporté aussi votre aide à des associations qui luttent contre la pauvreté. Vous avez également œuvré constamment pour un dialogue permanent entre les musulmans et les chrétiens. Cet engagement total, cette grande générosité et cette bonté vous ont apporté en « retour », une reconnaissance du peuple tunisien, son admiration et son respect. Ce qui a engendré en vous une grande fierté et un bonheur absolu. Vous l’exprimez clairement dans votre dernier livre-testament publié cette année avant votre décès, « Solidaire Aller Retour » (Arabesque ED, 2021) : « C’est en Tunisie que je suis retourné à la vie. […] Moi, à qui la Tunisie a donné tant d’humanité. »
Mais comment définir votre profil ? Un Père blanc ? Un universitaire ? Un écrivain ? Un conservateur de bibliothèque ? Un humanitaire ? En fait, seul « un migrant inversé » peut réaliser la fusion de ces divers profils chez une même personne. Vous déclarez clairement : « moi, le migrant inversé » (« Solidaire Aller Retour », Arabesque ED, 2021). C’est donc votre riche parcours qui peut nous aider à saisir votre profil. Quand vous êtes arrivé à Tunis en 1956 comme père blanc, vous étiez titulaire d’un baccalauréat en mathématiques que vous avez eu en 1953 et rapidement vous avez appris la langue du pays d’accueil et vous avez réussi, à l’université de Tunis, à avoir une licence d’arabe en 1968. Ensuite, vous avez soutenu une thèse d’état en littérature arabe à l’Université d’Aix-en-Provence en 1977. En même temps, vous avez assumé plusieurs lourdes responsabilités administratives et scientifiques : conservateur de la bibliothèque de l’Institut des belles lettres arabes de 1965 à1977, directeur de la revue IBLA de 1977 à 2008 et directeur du Centre d’Etudes de Carthage de 2017-2019.
Malgré la complexité de ces diverses taches, vous avez continué à mener vos activités de chercheur spécialiste de la littérature maghrébine de langue arabe. Vous avez publié plus de vingt livres. Citons à titre d’exemple : « Vingt ans de littérature tunisienne 1956-1975 » (1977) ; « Mort-résurrection : une lecture de Tawfiq al-Hakim » (1978) ; « Aspects de la littérature tunisienne 1976-1983 » (1985) ; « Écrivaines tunisiennes » (1990) ; « La blessure de l’âne » (1998) ; « Propos de littérature tunisienne 1881-1993 » (1998) ; « Bibliographie de la littérature tunisienne contemporaine en arabe 1954-1996 » (1997) ; « Le roman tunisien a 100 ans (1906-2006) » (2009) ; « Du côté des salafistes en Tunisie » (2016), etc.
Vous aimez présenter chacun de vos livres au grand public et engager un échange critique sur les thèmes abordés et il est bien difficile de compter le nombre de conférences que vous avez données partout dans notre pays, dans les universités, les centres culturels. A 85 ans, vous refusez de prendre votre retraite, vous continuez vos recherches avec le même courage et le même enthousiasme. Vous avez plein de projets ! Déjà vous avez programmé en 2021 avec Madame Halima Ellouze une conférence sur « Solidaire Aller Retour » (Arabesque ED, 2021) à « la Maison de France » à Sfax où vous êtes déjà venu en 2018 pour parler de votre dernier livre présenté à l’époque par Madame Ellouze. Vous adorez, au cours de vos conférences, dialoguer avec vos auditeurs. Vous écoutez attentivement leurs remarques, leurs critiques et leurs questions et avant de répondre, vous préférez leur poser des questions et les amener à découvrir la vérité qu’ils portent en eux-mêmes. Pour vous, la vérité se construit dans la dialectique de l’échange, car elle n’est jamais monologique, mais polyphonique. Vous incarnez l’esprit de tolérance, de dialogue inter-culturel et inter-national. Vous avez dit avant de nous quitter : « J’y continue à faire ce qui est le plus important, non pas forcément continuer l’Ibla ou le Centre d’études de Carthage, mais remercier les gens, contribuant, moi le migrant inversé, à rendre le pays plus humain. » “Solidaire Aller Retour » (Arabesque ED, 2021)”. Chacune de vos phrase restera gravée dans notre mémoire et chacun de vos livres nous éclairera le chemin.
Repose en paix cher Jean Fontaine. Jamais la Tunisie n’oubliera ses enfants surtout ceux qui ont œuvré en faveur de son développement et de son rayonnement.