Dans son Zarathoustra, Nietzsche dit des poètes : “Ils ne sont pas non plus assez propres pour moi : ils troublent tous leurs eaux pour les faire paraître profondes ». Certains se sont gavés de cette citation pour descendre les poètes et monter sur leur dos au nom d’autres disciplines, en faisant exprès de laisser tomber la première proposition de la citation et de ne garder que la seconde, exclusivement rattachée aux poètes, dans l’ignorance préméditée du « non plus » qui les mets dans le même sac que d’autres !
Aujourd’hui en Tunisie, la citation prend toute son importance et sa véridicité en s’appliquant aux juristes et aux constitutionnalistes, dont l’instrument servant à troubler toutes les eaux est le mot « démocratie » qu’ils semblent prendre abusivement pour synonyme de « dostour », constitution. On s’en rend compte facilement à observer attentivement les plateaux médiatiques, les écrits journalistiques et les discours politiques. J’y reviens ici parce que les dernières mesures du Président de la République, à partir du 25 juillet 2021, ne cessent de susciter des interrogations, des accusations, des contre-accusations, des justifications, des contestations et des développements intellectuels souvent pris pour des semblants de pensée, mal articulés à la réalité du terrain pratique de la politique.
J’ai été particulièrement attentif, le mercredi 11 août 2021, au passage de Yadh Ben Achour sur France 24 et au plateau de Attessia TV où Jawhar Ben Mbarek, au nom de la démocratie, s’est imposé comme l’empereur et le directeur-dictateur du débat pour s’acharner à défendre des idées arrêtées imperméables à toute interaction. Peut-être conviendrait-il de lui rappeler que la démocratie commence par l’égalité entre tous, y compris dans le droit à la parole et dans le volume de la parole, et qu’elle se manifeste donc d’abord dans la compétence d’écoute et non dans cet empressement à couper la parole à l’interlocuteur, différent ou opposé, pour imposer au public sa propre parole, quitte à déboucher sur une cacophonie où plus rien ne se comprend. Et quand on parle à titre de professeur, comme perceptible dans les propos de M. Ben Mbarek, on est en devoir de donner l’exemple, si bien que même quand un « jeune » fait infraction à cette règle, le professeur lui montre le contre-exemple et n’entre pas en compétition avec lui dans la course à qui crie le plus !
Loin de moi toute intention de passer pour un donneur de leçon et de référer à l’amphithéâtre de la faculté pour dénigrer un collègue (ce qu’on n’a pas manqué de voir sur ce plateau), mais mon avis est que la démocratie est d’abord une éthique et un exercice d’humilité permettant de tout interroger, même pour tout remettre en question, en vue d’aboutir à un accord, toujours provisoire et soumis à la révision, pour continuer le chemin sur la base d’un vivre-ensemble le plus proche possible de la volonté populaire (qui reste d’ailleurs à définir).
Pourquoi J. Ben Mbarek n’admet-il pas que tous les textes organisateurs d’une société ne peuvent être éternels et que la vraie autorité, l’autorité suprême en la matière, dans une société aspirant à la démocratie, revient au peuple qui, parfois, se confond avec la rue comme espace privilégié de son expression et de l’exercice de ses droits. Avec des acrobaties de sophistication, « le Prof de droit constitutionnel » a voulu nous imposer l’idée qu’on ne peut pas soutenir le parallélisme entre les événements du 14 janvier 2011 et ceux du 25 juillet 2021. Pourtant une analyse objective laissera voir ce parallèle et l’on y reviendra peut-être dans un autre cadre ; mais j’invite le constitutionnaliste à reprendre sereinement la question du point de vue politique, il y trouvera sans doute d’autres considérations à prendre compte que celles qui font écran devant sa perception des choses.
N’empêche que je lui reconnais tout son droit à la différence et même à la fixation sur certaines thèses, pourvu qu’il respecte les règles de la démocratie, du respect et de la conversation dans son sens premier et philosophique. D’ailleurs, à l’occasion, je dis aussi mon désaccord avec l’approche de Yadh Ben Achour, dans laquelle il a peut-être mis un peu trop de passion au début, de façon à s’entrainer des critiques acerbes et même des commentaires incorrects, donc intolérables. Mais il paraît reprendre les choses autrement et les inscrire dans le cadre d’un débat académique et intellectuel, ce qui changerait un peu la donne. Dans tous les cas de figure, mon respect, et celui de tous en principe, sont dûs à la pensée différente, si nous voulons vraiment aspirer à l’idéal démocratique. Aussi reprendrai-je à mon compte ce statut de mon ami, le philosophe Fathi Triki : « Mon soutien à mon ami Yadh Ben Achour. Je défends aujourd’hui et toujours le droit à la différence et au débat public. La pensée unique conduit nécessairement au totalitarisme et à la dictature ».
Force est cependant de rappeler, comme le nuance si bien mon ami Moncef Ben Mrad (« Le soutien total est toujours un soutien aveugle… Un simple soutien suffit »), que mon soutien est un soutien de principe et non un soutien d’adhésion.
(Publié aussi sur jawharafm.net)