Hier, j’ai demandé à Google ce que signifiait pour lui l’expression غسّالة ٱلنّوادر ; alors il a affiché tout de suite sur mon écran des photos diverses de machines à laver. Au début, cela m’a fait sourire; ensuite et comme beaucoup de Tunisiens, j’ai fait le lien avec la pièce de théâtre éponyme (de Fadhel Jaziri) construite du début à la fin à partir d’une métaphore météorologique pour dénoncer la “crasse” qui défigure les individus et la société. La grande lessive, quoi ! Une large purge cathartique !
C’est bizarre, ce besoin que nous éprouvons en ce moment de passer presque tout à la laverie : les hommes, les consciences, les institutions, les textes de lois, les finances, les comptes bancaires, la religion, l’enseignement, etc. Il y a déjà longtemps que la puanteur de notre “linge sale” empeste les lieux autour de nous ! Mais chaque fois, et après beaucoup de mises en scène tapageuses, nos dirigeants “nettoyeurs” finissent par renoncer aux lessives promises, un peu comme si l’odeur nauséabonde du linge leur convenait mieux que sa mise au propre !
Ces jours-ci, on fait semblant d’entamer avec moult fracas une nouvelle lessive tous azimuts ! Les médias flagorneurs, toujours disponibles quelle que soit la conjoncture politique, font actuellement beaucoup de bruit autour de quelques parodies laveuses dont une poignée d’hommes jugés ” corrompus” fait les frais. En vérité, cela sent bien plus mauvais que le linge sale lui-même ! Pourtant, cette comédie de lessive XXL fait peur à beaucoup de gens dont les comptes ne sont pas toujours, ou n’ont jamais été, très transparents.
Comme je n’aime pas ce genre de mauvais théâtre et que la pièce piètrement jouée en ce moment par nos grands et petits ratons-laveurs me dégoûte à l’extrême, je préfère vous raconter ma belle histoire non pas avec غسّالة ٱلنّوادر mais avec ٱلنّوادر seulement, ces grandes meules de foin qu’on remarquait en premier dans les paysages rustiques d’autrefois! Car j’ai vécu six bonnes années de mon enfance à la campagne et je garde de nombreux souvenirs des ٱلنّوادر érigés chaque été dans la ferme de ma grande famille !
Dresser une meule de foin, c’était alors comme bâtir une maison ! On s’y mettait à plusieurs et l’on y mettait du temps plus ou moins long et beaucoup de bonne humeur. En fait, on n’érigeait pas qu’une seule meule, mais plusieurs à la fois, notamment quand la récolte était bonne. C’est que le nombre de meules et leur taille avaient valeur d’indices sur la bonne ou la mauvaise “fortune” du fermier !
Dans ces temps-là, je comprenais mal pareils calculs “sordides” et me plaisais dans l’admiration et l’exploitation des meules dressées. Celles-ci nous servaient, à nous autres enfants du douar, de coins d’ombre, de cachettes, d’aires de jeux, de promontoires pour petits chasseurs et pour futurs voyeurs effrontés. Moi, j’aimais surtout l’odeur du foin, très particulière notamment après la pluie ! Même un peu moisie, la paille m’attirait étrangement.
Plus tard, lorsque j’ai mieux connu le cinéma, je me suis mis bêtement à associer la meule de foin aux scènes érotiques tournées sur la paille. J’ai beau fantasmer là-dessus, jamais je n’ai eu d’aventures sensuelles dans l’entourage des meules. Par contre, je désirais toujours escalader ces espèces de pyramides. En même temps, je craignais la chute et les bestioles que la meule pouvait abriter. Le défi était là, tous mes cousins montaient sans peur jusqu’au sommet de la meule ! Pas moi !
Un jour pourtant, j’ai essayé d’y parvenir tout seul ! Cela m’a paru facile au début; les bottes de foin étaient disposées de manière à permettre à mes mains et à mes pieds de s’accrocher solidement au mur de paille ! Au milieu de l’escalade, la peur me reprend; alors je m’arrête et regarde en bas : je n’étais qu’à deux mètres et demi du sol ! C’était ridicule ! Heureusement qu’il n’y avait pas d’autres enfants pour railler ma “performance” !
Pas une fois finalement je n’ai atteint le sommet d’une meule de foin; mais cela ne m’a jamais complexé. Je les aime ainsi, mes pyramides à moi : inaccessibles, inviolables, altières ! Elles ont disparu, aujourd’hui, mes pyramides de l’enfance ! Mais leur parfum est toujours là; il emplit l’air de tous mes souvenirs “fermiers” ! Comme la basse-cour de tante Zina, comme le champ de pastèques d’oncle Chedli, comme le verger de Sidi Mohamed, et comme toutes les bonnes odeurs des berges de la Medjerda d’antan, avant que les vandales citadins ne la transforment en dépotoir !
BADREDDINE BEN HENDA