Par Mansour M’henni
En Tunisie, on n’a peut-être jamais autant usé, abusé même, que ces dernières années, de trois concepts constituant la nouvelle trinité de nos débats, devenus franchement conflictuels, violemment même, autour des questions politiques et sociales, en l’occurrence les concepts de patrie, de politique et de trahison. A croire que notre vivre-ensemble n’aurait ni un solide fondement éthique ni un lumineux avenir partagé pour sombrer dans la farce animée par les manipulateurs de ces concepts.
Le pire, dans la manipulation de ces concepts, c’est la culture du malentendu qui en naît, de par l’usage ambigu qui les a faits à la fois liés jusqu’à la confusion, et séparés jusqu’à la contradiction. Certes, à première vue, la patrie semble inconciliable avec la trahison, mais la politique a de ces effets pervers qu’elle peut marier, ou au moins coaliser, des natures diamétralement opposées. Nous voici donc, sans doute tout au long de la dernière décennie ou presque, mais surtout ces deux dernières années, avec une scène politique tellement intoxiquée par l’alliance contre nature de ces concepts qu’elle en vomit des discours vénéneux et qu’elle en crache une salive sanguinaire.
De quelque côté qu’on regarde, au nom du patriotisme, c’est les mêmes accusations à l’adresse des adversaires, les « ennemis » : trahison, complot, traîtrise, etc. Le tout se faisant en référence à la constitution, elle-même génératrice d’un duo inconciliable et source d’autres malentendus, en l’occurrence la légalité et la légitimité. Ne vous inquiétez pas, je ne vais pas vous blesser encore plus les yeux et les oreilles par les sornettes à ce propos, qui les envahissent de partout et à tout moment ; je veux juste vous inviter à vous interroger avec moi et à penser certains faits en relation justement aux trois concepts évoqués ci-dessus, des faits « à vous faire déchirer vos vêtements », comme dit la célèbre expression populaire de chez nous.
Malheureusement encore, il n’y a de cas plus typique, pour poser ces questions et débattre de ce problème national, que les faits et dires de l’ex-président provisoire, Moncef Marzouki. Je ne l’avais pratiquement jamais critiqué dans les médias, ni lui ni ses semblables, avant 2011, même quand j’étais en devoir de le faire. Je l’ai même défendu en 2011 lorsqu’il a été dénigré, dans sa propre région, en référence à un passé paternel, appelant alors à respecter les morts et à ne pas confondre les registres. Mais depuis cette date, l’envie d’en souligner les aberrations nuisibles à mon pays et à son peuple n’arrête pas de me tenter par envie de m’acquitter d’un devoir citoyen.
Sans doute est-ce donc inutile de revenir encore aux nombreuses contradictions et aux infractions professionnelles d’avant 2011 collant à ce singulier personnage, car c’en est un. Son intelligence, car il n’en manque pas, semble avoir été d’emblée mise au service des combines et des alliances douteuses, toutes camouflées par la banderole édulcorée des droits de l’homme dont la noblesse a souvent été ternie par des exploitation sans vergogne dans des compromis nuisibles au sens de l’humain. En 2011, ce personnage, accueilli à son retour au pays de manière tragi-comique, à la limite de l’avilissement, curieusement de façon diamétralement opposée à l’accueil prestigieux orchestré pour Rached Ghannouchi, n’a pas arrêté de scander fermement son accès imminent au sommet du pouvoir. C’est qu’il savait ce dont les Tunisiens se doutaient à peine, en l’occurrence le rôle déterminant, dans le déroulement des choses, de ceux qui l’avaient mandaté, avec le Cheikh Ghannouchi et d’autres agents de service pour la gestion de ce qu’on appelait déjà « le Printemps tunisien », en attendant d’en faire une comédie, avortée en tragédie, intitulée « Printemps arabe ». La suite est connue et son issue était la troïka et l’intronisation de Marzouki par Ghannouchi sur le trône illusoire d’une présidence qui, de fait et dans la pratique, n’en était pas une. Le chef des islamistes aurait conduit cette opération surtout par vengeance et pour humiliation du peuple tunisien qui ne l’avait pas soutenu contre Bourguiba et Ben Ali. La marionnette de Carthage devait donc jouer son rôle et, de concert avec son patron, ils ont commis le premier complot contre un texte régulateur des pouvoirs, qui tenait lieu de constitution provisoire, dans un état d’exception pour la rédaction en une année d’une nouvelle constitution. En effet, l’année s’est étirée jusqu’à trois ans, pour valoir à toute l’équipe de cette étape, à la fin du parcours, une retraite et des faveurs juteuses.
De grâce donc, ne venez pas nous parler aujourd’hui de complot contre la constitution, vous avez inauguré la pratique dès le départ de votre « transition démocratique » ! Et la constitution de juin 1959, elle n’en était pas une ? Ne nous parlez surtout pas de compromission de notre indépendance, que vous n’aviez jamais célébrée comme il se doit parce que vous saviez que vous l’utiliseriez comme prétexte à vos autres complots contre l’autonomie de décision et contre l’autodétermination de la Tunisie, pour maintenir, ne serait-ce que de façon incandescente, le feu de votre opposition pour l’opposition, plutôt que la lumière de l’opposition pour l’édification. Aujourd’hui, votre jeu est abattu et vos cartes sont perdantes parce que vous vous êtes compromis, au vu et au su du monde entier, comme des comploteurs contre la patrie, contre son indépendance et contre la reprise de sa dynamique de son développement. Vous appelez l’étranger au secours de votre échec politique, comme vous avez, il n’y a pas longtemps et avec un statut presque présidentiel, dénigré votre pays, sans égard pour le droit de réserve et le respect de vos citoyens. Cela n’a pas d’autre nom que la trahison caractérisée, parce qu’elle porte atteinte à la patrie et à l’éthique commandant les égards qu’on lui doit, même si le mot trahison peut changer de connotation en fonction de ce ou celui qui est trahi.
Voilà donc où nous en sommes, après dix ans de prétendue « transition démocratique » amenée par une dite « révolution de la dignité » ! La politique politicienne s’est dressée entre la patrie et la trahison, non pour rehausser la première contre la dernière, mais pour constituer un pont entre les deux permettant à celle-ci d’agir pour démystifier la première, la patrie, et permettre à ses agents de prétendre à la précellence de leurs idées et de leurs discours, sous lesquels se cachent toutes les félonies.
J’aurais aimé voir mes concitoyens plus sereins et plus sincères dans leurs relations et dans leurs échanges, même quand il s’agit de politique, parce que celle-ci est au service de la patrie, jamais au-dessus d’elle. Et c’est dans la douleur que je me vois tendre à certains de mes concitoyens, peu nombreux heureusement, le miroir de l’atroce caricature qu’ils représentent. Il reviendra alors au Président de la République et à son équipe, responsable qu’ils sont de cet état d’exception et de son projet de sauvetage, d’initier un véritable cheminement démocratique fondé sur le respect réciproque, la solidarité et l’égalité en citoyenneté. Sans quoi, nul ne sait vers quel inconnu l’avenir nous conduira, et il y aurait tout à craindre alors qu’il n’y ait rien de rassurant.
(Publié par le journal Le Temps du 14-10-2021)