On parle souvent du secteur tunisien des médias comme d’un patient souffrant de maux chroniques et attendant péniblement d’être soigné. Il était sans doute autrement malade avant 2011, mais son mal s’est aggravé malgré, ou peut-être à cause, du seul acquis qu’il croit avoir gagné de ladite « Révolution de la dignité » : la liberté d’expression.
Il conviendra, un jour ou l’autre, d’ouvrir un vrai débat sur ce que les acteurs des médias ont fait de cette liberté difficilement acquise et sur ce que la Tunisie en a tiré. Cependant, pour l’heure, on peut déjà rappeler la cavale opportuniste qui a succédé immédiatement au changement de janvier 2011 et qui a permis à des inconnus du secteur d’envahir tous ses espaces et de s’octroyer toutes les audaces, même celles contraires à toute déontologie. En même temps, de jeunes journalistes ont fait preuve d’une grande volonté de travail et d’un immense désir de réussir dans le métier. Sans doute est-ce là un précieux acquis, même s’il y a à déplorer que quelques-uns d’entre eux s’étaient trouvés, d’emblée, dans de mauvaises écoles ou dans des entreprises ne répondant pas aux conditions financières de leur statut.
En effet, on a eu droit à une instance qui accordait des autorisations d’ouverture d’entreprises médiatiques, à la tête du client et sans vérification de la compétence et des moyens à même de leur garantir la vie et le développement durable. Au résultat, à peine engagés, c’est le chômage forcé pour ces jeunes ou le travail bénévole en vue un CV à toutes fins utiles.
Curieusement, c’est parfois des figures d’une prétendue « propreté politique » et de la défense des droits qui étaient les plus impliquées dans ce détraquage du renouveau du secteur aux premiers pas de son démarrage. Au résultat, des médias se sont vite trouvés exposés au marché de la manipulation politique et financière, soumis à tous les chantages et fonctionnalisés pour des missions peu honnêtes et peu patriotiques. On se souvient sans doute de ces plateaux vite transformés en vrais rings de disputes où l’argument logique cède devant l’agression verbale la plus blâmable. On y prenait plaisir à humilier, en direct, une personnalité trop tôt jugée et condamnée par le journaliste qui hier la servait avec force complaisance et respect. Au résultat, cette violence et cette insolence sont devenues la monnaie courante dans une large part de la société et, pire, dans les institutions supposées être des écoles de la respectabilité sociétale, comme l’ARP et l’institution scolaire.
Ainsi donc, nous sommes devenus une société de l’incommunicabilité, si bien que plusieurs plateaux médiatiques finissent par la désertion d’un au moins de leurs invités en raison d’une impossibilité de l’échange serein et constructif. Il y aurait à procéder à une analyse des échanges et de leurs temps respectifs pour se rendre compte que ce n’est pas une logique de conversation qui y règne, mais un enjeu de pouvoir : c’est à qui empêchera l’autre de parler et de développer sa pensée, quitte à l’interrompre anarchiquement au centre ou au début de la phrase. Chacun semble avoir la réponse toute prête à la question qu’on n’a pas encore posée, et un contre-argument tout fait pour une thèse non encore développée. A la fin on se retrouve avec l’animateur ou l’animatrice étalant un exposé fastidieux à la place du rôle de relai qui lui est assigné dans ce genre de contexte. N’empêche que nous avons des compétences de haut niveau dans le domaine, mais elles ne sont pas toutes bien rentabilisées dans la programmation des différentes productions.
Voilà donc un premier point qui devrait nous interpeler davantage, pour une évaluation minutieuse de tout le temps et l’argent qui a été alloués à la formation aux médias, surtout concernant ces fonds exorbitants fournis à titre bénévole (?) par des bailleurs étrangers.
Mais pour finir ce propos d’évocation d’un problème qui nous paraît d’une importance majeure, jetons un rapide coup d’œil sur le caractère entrepreneurial des établissements ou des sociétés médiatiques. La plupart d’entre elles sont en difficultés financières caractérisées, forcées donc aux réductions salariales et même au remerciement pur et simple de leurs contractuels ou employés fragiles. Sans doute aussi sont-elles lourdement endettées aux fournisseurs et à l’Office national de la télédiffusion, à part deux ou trois radios et autan de télévisions. Du coup, le marché publicitaire marquant un petit retour a envahi le produit médiatique sans considération pour les règles d’usage, éthiques et économiques, en matière de temps et de lieux des publicités dans la programmation. Plus même, les médias ne peuvent plus payer les productions dont la charge revient désormais, le plus souvent, à l’auteur du produit qui doit trouver le sponsor capable de payer généreusement le coût global de l’émission, à concurrence de 50% pour le diffuseur.
Quant aux journaux sur support papier, peut-être aussi les journaux électroniques avec un peu moins d’acuité, c’est la vraie galère. Aussi les voit-on disparaître successivement et, dans le meilleur des cas, remplacer les premiers par les seconds. Pourtant, nous avons des titres historiques qui constituent des repères de qualité, d’impact et de mémoire pour le secteur. Que l’on pense surtout à une boite comme Dar-Assabah ! Faut-il qu’elle continue indéfiniment dans les difficultés et même le flou juridique où elle baigne ? N’y aurait-il pas lieu d’activer l’assainissement de sa situation quitte à ce que l’Etat s’en mêle de façon efficace, plus que par un maintien du statu quo ?
Pour tout dire, il doit y avoir, il y a sans doute, au programme du gouvernement Bouden, une attention particulière à accorder à ce secteur, non pour l’assujettir à une quelconque prise de parti inconditionnelle en matière de politique, mais pour l’aider à accomplir, honnêtement et aussi objectivement que possible, sa mission d’information citoyenne dans une société aspirant à la démocratie et au développement.
(Publié en Tunisie par le journal Le Temps du 23-01-2022)