Ces derniers jours, l’attention des Tunisiens et leurs discussions, surtout dans les médias, sont essentiellement focalisées sur des questions juridiques, avec en point de mire la décision du Président de la République de dissoudre le Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Cette ambiance générale m’a fait penser à des faits « mineurs » remontant à près de cinquante ans dans une petite localité du territoire. Qu’on me permette d’en évoquer un, sans savoir vraiment s’il est ou non de circonstance ou d’un quelconque enseignement pour la situation présente.
On avait, dans notre village (avant qu’il ne devienne une ville), un certain nombre de ces personnages marginaux que d’aucuns se presseraient d’appeler des « fous du village ». On ne leur rendrait pas justice en les désignant ainsi bien que l’expression soit consacrée à cet usage. C’était des gens que les vents de la vie avaient déplacés dans des zones comportementales où leur façon d’être et de parler amusait les autres, « les citoyens sains d’esprit », jusqu’à l’inconscience que les malheurs que ces isolés, d’une façon ou d’une autre, dans la multitude qui les entoure, puissent être un des fâcheux produits d’une société injuste.
Pourtant, ces pauvres gens ne manquent pas d’intelligence et très souvent ils prononcent des aphorismes spontanés, très significatifs de la façon d’être et de faire de la société où ils sont comme dans un néant incommensurable. Feu Brahim, dit Tnagnag, est désormais très connu dans tout le pays au moins par une de ces célèbres phrases inoubliables : « Le peuple est déjà mort et a peur de mourir », ou par cette autre : « Nous avons changé la bête de trait, mais la charrette est toujours la même ». Cependant, un autre personnage, moins connu, baptisé Banaouas, en référence au célèbre poète Abou Nouas parce qu’il était un alcoolique chronique, a été arrêté un jour pour ivresse sur la voie publique. Lors du procès, le juge l’interpelle en ces termes : « Ya Qird (Espèce de singe), pourquoi bois-tu sur la voie publique ? ». Et l’accusé de répondre : « Si j’étais un singe, je serais jugé par Notre Seigneur Soliman et non par vous ». Enervé, le juge rapplique : « Insolent en plus, je te condamne alors à six mois de prison » (la sanction fixée pour ivresse sur la voie publique était alors de cinq jours). Et Banaouas de répondre froidement : « C’est normal, si tu étais juste, tu aurais la balance devant toi et non derrière toi ». Il faisait évidemment référence aux armoiries de la Tunisie sur lesquelles il y a l’emblème de la justice avec ceux de la liberté et de l’ordre, des armoiries que les maîtres de la constitution de 2014 avaient voulu changer, n’était la décision de Béji Caïd Essebsi de différer le projet. Cette anecdote de Banaouas n’a inspiré un petit poème dans mon premier recueil de 1992, « Sagesse de singe » :
« Nul ne juge le singe / S’il n’est Soliman-Roi / Et Justice tourna / Le dos à la balance »
Aujourd’hui, il y a peut-être lieu de se demander si nos juges, longuement et dignement représentés dans leur conseil supérieur de la magistrature, en absolue indépendance, ont la balance devant les yeux ou derrière la tête. Personnellement, je ne me sens pas dans la compétence d’en juger objectivement faute d’informations attestées se rapportant aux données contradictoires avancées par les deux parties en litige. Ce que je peux noter cependant, de par mon droit citoyen s’il est toujours en vigueur, c’est que le débat sur le CSM nous a ramené encore à l’inconstitutionnalité du 25 juillet 2021 et aux arguments avancés par chaque partie pour contredire la partie opposée. Ce débat est pourtant devenu lourd à supporter par une masse populaire majoritaire non versée dans les questions de la jurisprudence et du jargon juridique et se sentant comme un corps inerte, faisant effet de décor dans un prétoire emprunté pour une joute juridictionnelle.
Il y a donc bien lieu de s’interroger sincèrement sur la part d’ancrage des situations conflictuelles en rapport aux préoccupations essentielles et aux besoins urgents de la société tunisienne. A moins que celle-ci n’ait été transformée en un public distrait, dans la cavea d’un amphithéâtre moderne, par le spectacle de deux gladiateurs s’affrontant dans l’arène. Cela ne veut pas dire que le peuple n’est pas concerné par la justice. C’est plutôt qu’il est essentiellement intéressé par les procédures judiciaires et par leurs aboutissements conformément aux droits et aux lois, dans le respect du principe d’égalité appliqué à tout le monde, sans distinction discriminatoire. C’est pourquoi, devant les débats juridiques qu’il trouve oiseux et déconnectés des obligations éthiques et professionnelles du corps judiciaire, le citoyen lambda se sent tout simplement marginalisé, mis à l’écart de la vie commune et réduit à la réceptivité qui lui est imposée par de prétendues compétences censées plus en droit de décider du destin de ce citoyen et de ses semblables. En effet, cet être simple, qui est en fait le pilier central de toute société avant même toute institution, cherche à être renseigné sur des affaires concrètes, des affaires graves, de meurtres, de terrorisme, de corruption caractérisée, etc. Pourquoi des dossiers se perdent-ils ou disparaissent-ils de façon préméditée ? Pourquoi des affaires prennent-elles un temps insupportable, d’abord pour les parents des victimes, mais aussi pour la communauté citoyenne ? N’est-ce pas ridicule qu’un ancien juge, converti en juriste invétéré, justifie le retard à faire aboutir de graves affaires judiciaires en citant le cas des USA où des affaires de la sorte peuvent prendre une trentaine d’années ? Sont-ce les mauvais exemples qui doivent conduire la gestion de nos affaires ? Cherchons-nous à édifier notre société et à gérer notre pays sur des fondements éthiques et des pratiques justes qui feraient notre spécificité, ou alors à nous inscrire dans l’imitation de sociétés considérées comme supérieures, voire comme les meilleures, juste parce qu’elles sont dotées d’une puissance militaire et géostratégique ?
Qu’importe, pour le commun des citoyens, le sort du CSM s’il n’est pas la garantie incorruptible de l’aboutissement juste et dans les délais raisonnables de toute affaire judiciaire, avec la garantie de l’égalité et du respect des droits de tous les citoyens devant la loi. Je crois entendre en arrière-fond de la cacophonie des spécialistes : « Nous, citoyens tunisiens, nous voulons une vraie justice des droits et de la loi pour une société tunisienne de la justice ! Nous voulons une Tunisie juste et équitable ! Alors, de grâce, mettez la balance devant vous et non derrière vous ! ».
(Paru aussi dans le journal Le Temps du 10-2-2022)