À Tabarka, l’épave en débris du fameux bateau naufragé il y a plusieurs décennies est toujours visible depuis la plage. On raconte que depuis le drame, de nombreuses personnes se sont noyées tout près en raison des eaux devenues trop profondes, houleuses et tourbillonnantes à cet endroit de la mer.
Ce matin-là, je relisais -pour les besoins d’un article littéraire – Naufrages, le roman de Marc Gontard. Je devais ensuite courir quatre kilomètres sur le sable comme chaque jour. De là où j”étais, j’apercevais l’épave avec netteté. À son niveau s’arrêtait la première étape de ma course.
Dans son roman, Gontard remonte dans le temps pour refaire vivre à son lecteur les tragiques conditions dans lesquelles a eu lieu le naufrage du Monté-Christo la nuit de Noël en 1846. En fait, les événements prennent une tout autre tournure et le livre se met à rapporter des “naufrages” humains actuels bien plus ravageurs.
Quand l’heure de mon footing est arrivée, j’ai laissé le roman sur le transat de l’hôtel et j’ai pris la direction de l’épave. Deux kilomètres plus loin donc j’ai marqué une halte et l’envie m’a pris de me baigner. J’ai nagé jusqu’au navire échoué et je me suis même enfoncé à l’intérieur de l’épave.
Au début, je n’ai rien vu d’extraordinaire : beaucoup de ferraille rouillée, du bois moisi et des algues partout. J’ai sorti la tête de l’eau. Mais j’avais les pieds comme enchaînés à quelque chose de très lourd. On me tirait de force vers les profondeurs. Des petits poissons me mordillaient les orteils et les jambes. Et comme une voix m’appelait en criant distinctement : REVIENS MON FILS.
J’ai finalement cédé à la force du courant qui me tirait vers le bas. Des mains fines me détachent alors et un groupe de ravissantes naïades en tenue d’Ève me ramène dans l’épave. Ce n’était plus un tas de débris mais un somptueux temple construit avec une infinité de livres élégamment reliés. Ils racontaient tous des naufrages historiques ou imaginaires.
La plus grande des naïades me demande la première :
– Les histoires de naufrage ta passionnent à ce point ?
– Non ! Pas spécialement, madame ! Je lis Marc Gontard pour préparer une communication sur son roman. Cependant, j’adore la peinture du naufrage par Bernardin de Saint-Pierre dans Paul et Virginie.
Une petite mais très belle sirène me tend immédiatement le roman.
-Lisez à haute voix, me dit-elle, les pages consacrées au naufrage de Virginie.
Je me mets à lire.
– Non, plus fort ! Ouvre bien la bouche ! Remplis tes poumons du texte que tu lis.
– Je ne peux pas, je vais boire l’eau salée de la mer.
– T’inquiète. L’eau est ici douce ! Lis, lis ! Bois ton livre. Tu vas d’ailleurs boire tous ces livres et bien d’autres durant ton séjour parmi nous. Avant de retrouver l’hôtel, tu auras lu au moins 100.000 livres. Et tu ne te noieras jamais dans aucune mer du monde.
Je ne sais combien de temps j’ai séjourné dans le temple sous-marin. Mais je me rappelle bien que lorsque j’ai rouvert le roman de Gontard, il était étrangement humide et ses pages sentaient le même parfum délicat que celui des naïades. Plus curieux encore : Paul et Virginie y côtoyaient comme tout naturellement les personnages de Gontard pendant que ce dernier buvait une bière avec Bernardin de Saint-Pierre sur une plage plus tunisienne que bretonne.
Badreddine Ben Henda