Sommet de la francophonie
Conférence : Etat et perspectives de la francophonie en Tunisie
(Union des Ecrivains Tunisiens)
Communication :
Questions à la francophonie aujourd’hui :
L’expérience triangulaire francophone de Majid El Houssi
Pr. ém. Mansour M’henni (UTM)
Ecrivain, penseur, traducteur, acteur-média (Membre de l’UET)
Il est sans doute pertinent d’interroger la francophonie aujourd’hui, surtout en Tunisie, pour mieux en saisir le fonctionnement actuel et en évaluer l’impact, et pour essayer de penser ses perspectives en adéquation avec l’évolution des peuples et des sociétés. Différentes entrées sont envisageables pour une telle entreprise, comme la politique, la sociologie ou la littérature. Celle-ci peut parfois informer à partir d’un seul exemple typique, s’il est assez représentatif d’une tendance caractérisée à même d’enrichir la conversation autour de la question. Tel nous paraît être le cas de Majid El Houssi, cet écrivain tunisien de langue française ayant élu domicile en Italie, du fait d’un hasard objectif peut-être, et y ayant vécu, jusqu’à sa mort, dans ce qu’on pourrait appeler une citoyenneté triangulaire qui serait la sève et le fruit d’une expérience littéraire triangulaire aussi. Tel est le propos de notre modeste communication dans ce cadre qui nous rassemble à l’initiative de l’Union des Ecrivains Tunisiens.
Comme le titre l’indique, il conviendrait d’abord de présenter et d’analyser l’expérience triangulaire de notre auteur, pour en tirer ensuite ce qui pourrait apporter à la dynamique francophone des perspectives sociétales à même d’enrichir et de transformer les rapports entre les humains à des niveaux divers de la socialité.
1 – De l’expérience triangulaire :
Il importe peut-être de rappeler que, dans mes travaux antérieurs, l’expérience littéraire triangulaire est une notion née d’une autre, celle du texte mixte qui s’est distinguée de notions littéraires concurrentes comme l’hybridation, le croisement et le métissage, sur lesquelles j’avais réfléchi pendant plus de vingt ans de travail creusé sur la littérature maghrébine de langue française à partir de plusieurs de ses écrivains : Kateb Yacine d’abord, mais aussi Feraoun, Chraïbi, Boudjedra, Ben Jelloun, Mellah, Meddeb, Mimouni, Farès, Khair-Eddine, Lahouar, Bekri, Bouraoui, Memmi, Garmadi, Nadir-Aziza, Marzouki, Gaha, Zouari, Houssi évidemment, et d’autres encore. En effet, sans nier les notions concurrentes et les contenant même, la notion de texte mixte nous a paru à la mesure de certaines visions et de certaines ambitions pouvant aller au-delà de ces notions et s’intégrant parfaitement dans la logique de la mixité qui peut offrir « leur meilleure expression[1] » aux deux paradigmes fondamentaux de ces notions, en l’occurrence la « transculture » et la « transpoésie ».
N’ayant pas le temps de m’attarder plus amplement à développer le concept de « mixité textuelle », je renvoie les intéressés à la bibliographie y attenante et je précise que la mixité, telle que rencontrée chez Ben Jelloun par exemple, dans La Prière de l’absent, renonce aux différentes manières de conduire ou de suggérer la traduction des mots ou des expressions empruntées à la langue arabe (Voir chez Feraoun, Chraïbi et d’une manière autre chez Kateb), pour aller vers une disposition mixte des deux langues en insérant, dans le texte en français, des citations écrites en arabe. Ainsi les deux langues sont amenées à une proximité qui invite à repenser le rapport interactif entre elles, au-delà même ou en-deçà de la logique du sens. Or ce stade de proximité binaire, de mixité même, est autrement problématisé quand il concerne un écrivain se situant au croisement de trois langues. Tel est le cas pour Hédi Bouraoui, entre les langues française, arabe et anglaise, et pour Majid El Houssi, entre les langues française, arabe et italienne. C’est ce que nous avons appelé « l’écriture de la mixité dans l’expérience triangulaire », et que nous avons étudié de façon plus approfondie dans notre livre Le Texte mixte de la littérature tunisienne de langue français : l’expérience triangulaire… De ce point de vue, les cas de Mustapha Tlili et de Anouar Attia restent différents et relèveraient, malgré leurs spécificités respectives, plutôt de l’expérience binaire enrichie, implicitement, par un troisième contact culturel privilégié.
Sans focaliser particulièrement sur l’analyse littéraire, notre intérêt porterait ici sur la façon dont la littérature tunisienne triangulaire de langue française pourrait inspirer l’expérience de la francophonie et améliorer son rendement dans la perspective du vivre-ensemble. Cette littérature rappelons-le est née du contexte colonial, s’est prolongée en contexte postcolonial et continue dans les différentes tensions de la vie contemporaine et du monde moderne. Disons, pour résumer, qu’elle est issue de la dialectique de « la gueule du loup » et du « butin de guerre », due à Kateb Yacine, pour se réinvestir dans la pensée et dans la poétique de la « diversalité[2] » et du « fragmental », voire même de la fractale, avec une absolue relativisation des choses et des vérités. Dans ce cadre, au-delà de leurs similarités, les expériences littéraires triangulaires ont chacune sa spécificité et celles des deux auteurs H. Bouraoui et Majid El Houssi ne sont pas superposables. C’est celle de ce dernier que j’examine ici du point de vue qui nous concerne, l’autre ayant été largement étudiée dans Le Texte mixte…
Relativement tôt après son installation en Italie (moins de vingt ans), Majid El Houssi était déjà dans la triangulation, perçue à sa façon. Aussi note-t-il dans un avant-propos ou une préface à son recueil Iris Ifriqiya (1981), un propos qu’il préfère nommer un « avant-dire » : « Il y aurait trois moments justifiables où le degré de vérification expérimentale fonde et dit de la transgression et de l’inconciliabilité[3] ». Cette triangulation, présentée comme étant de l’ordre du « déracinement », de « la fraîcheur primitive » et « de l’expression, du contenu et de la relation qui en découle[4] », nous semble esquisser déjà la configuration de son expérience triangulaire de l’écriture et de la socialité, de telle façon qu’une harmonie solidaire, plutôt qu’une divergence séparatiste, puisse s’instaurer entre l’espace culturel du butin de guerre gagné au contact de l’ancien colon (en référence au déracinement), l’espace culturel natal « transmis » (en référence à la fraîcheur primitive), et l’espace culturel et sociétal du vécu présent (l’expression et la relation).
Cette configuration laisse voir donc la dimension plurielle de l’expérience triangulaire : elle est certes culturelle et sociétale au sens large, mais elle est existentielle également, ontologique, déterminant l’être et donnant sens à son existence. M. El Houssi aurait pu concevoir son engagement dans la relation binaire et se détourner, par exemple, de la francophonie, afin de se livrer en totalité à l’italianité qui l’habitait et qu’il habitait. Au contraire, il s’est attaché à son engagement francophone conçu dans l’esprit d’ouverture à la pluralité et à la diversité différenciative mais nullement contraire à la mixité constructive. Je dis bien mixité, pour reconduire le sens de l’autonomie individuelle fondatrice de l’être-ensemble pour un meilleur vivre-ensemble. En effet, ces deux notions nous paraissent à distinguer, dans l’esprit que nous avons essayé de préciser dans une communication récente[5] organisée par le Centre des Arts de la Culture et des Lettres. Ainsi, l’autonomie individuelle est à entendre en tant qu’être à soi d’abord pour pouvoir être à l’autre, du titre de mon autre communication présentée à Toronto[6] en 1995, un état que la mixité sauvegarde et qu’un concept comme le métissage peut diluer dans une entité unique camouflant la spécificité première. Cela est vrai dans la société, mais aussi dans la culture et dans la littérature. Toute l’œuvre créatrice de l’auteur s’inscrirait dans cet état d’esprit et serait, on ne peut plus clairement, mise en forme dans le roman Le Verger des poursuites[7], dont la parution en 1991 constitue un moment nodal de l’expérience scripturale de M. El Houssi. Un roman de mixité générique, cadré par le souvenir de la mère et de l’origine géographique, ainsi que par la langue d’écriture, le français, mais traversé et meublé des données culturelles des trois espaces de la socialité, jusqu’à la typographie, l’arabe, le français et l’italien.
2 – Un enrichissement pour la francophonie :
Quel enseignement ou quel enrichissement tirerait alors la francophonie d’une telle expérience ?
Dans la communication ci-dessus nommée présentée en 1995 à Toronto, pour parler de la traversée du français en Tunisie, j’ai attiré l’attention sur le fait qu’après l’indépendance, « un malentendu fondamental a empêché la compréhension et creusé le fossé entre les écrivains francophones et la réalité de leur pays[8] » et que ce malentendu a pu être dépassé avec une relance de la littérature tunisienne de langue française contre les prévisions de sa disparition avec toute la littérature maghrébine du genre. Or le malentendu était des deux côtés : un refus de principe du côté d’une catégorie de Tunisiens et un néocolonialisme persistant dans l’imaginaire de certains français, passant pour les maîtres à décider dans la francophonie. Heureusement le temps a agi sur les uns et sur les autres et les choses sont à considérer autrement aujourd’hui, malgré certains moments de tension, commandés par les aléas de la politique générale. D’où d’ailleurs l’importance de notre rencontre ici et d’autres semblables. D’où aussi l’intérêt des différents sommets de l’OIF qui ne cessent de faire progresser le concept et de l’enrichir de valeurs humaines inaliénables, bien que non encore suffisamment ancrées dans les comportements individuels et collectifs, parfois même chez ceux-là même que s’en veulent des chantres attitrés.
L’espace littéraire francophone est donc un lieu d’enrichissement aux différents niveaux qu’il s’exprime et dans les genres variés dans lesquels il s’écrit parce qu’il englobe les créateurs et les penseurs qui constituent le pilier central d’un projet francophone néo-humaniste. Nombreux sont les travaux qui s’y sont intéressés de ce point de vue. Pour ce qui concerne la littérature tunisienne francophone, dans une de ses communications sur la littérature de langue française, un de nos meilleurs connaisseurs les plus avisés et les plus objectifs en la matière, Samir Marzouki, note : « Outre Salah Garmadi, Abdelaziz Kacem, Tahar Bekri, Mansour M’henni, Kamel Gaha sont des écrivains bilingues dans le sens où ils écrivent et publient en arabe comme en français mais, qu’ils écrivent dans une langue ou dans l’autre, la seconde langue du binôme qu’ils pratiquent n’est jamais absente du paysage que leurs œuvres dessinent[9] ». Il souligne également et montre que des écrivains comme Albert Memmi, Anouar Attia, « discrètement ou ostensiblement, émaillent leurs textes francophones d’emprunts à l’arabe[10] », et prolonge son développement en référant à d’autres textes qui consacrent cette présence par la traduction différemment utilisée, comme chez Rafik Ben Salah et Abdelwaheb Meddeb. Or ce commentaire porterait particulièrement sur l’expérience binaire, même si par ailleurs S. Marzouki a commenté les textes de Bouraoui, et ceux d’El Houssi, deux cas privilégiés de l’expérience triangulaire de la littérature tunisienne. Ces deux écrivains, chacun à sa façon, a usé, abusé peut-être selon certains, des distorsions opérées sur la langue française pure et dure, celle des « puristes » dirait-on, en lui imposant des néologismes, des traductions de différents niveaux de fidélité donc de différents attraits d’infidélité, des structures phrastiques et micro-textuelles fragmentées dénotant un désir de fragiliser toute immuabilité structurelle, le tout se faisant à la rencontre et à l’hospitalité de la langue de l’autre et de la culture de l’autre. La littérature Houssienne est un exemple typique de cette façon de repenser l’esprit d’une langue à l’aulne des valeurs humanistes à même de présider à un vivre-ensemble universel. C’est de cela que l’expérience triangulaire son originalité, car elle libère l’interaction binaire troublée par le poids de l’Histoire de cette dichotomie le plus souvent perçue avec une part duelle, toujours de couleur conflictuelle. L’entrée d’une tierce composante casse cette dualité plus ou moins polémique, qui souvent vient freiner l’élan hospitalier et solidaire ; elle compose alors une microstructure mettant en abîme la construction sociétale nouvellement conçue sur l’ouverture du triangle qui devient une des composantes de la fractale universelle, ces composantes toutes équivalentes et de même statut indépendamment de leurs dimensions spécifiques.
Ainsi donc, au-delà de l’enrichissement littéraire en croisement de poétiques variées, se fécondant et s’enrichissant mutuellement, mais enrichissant particulièrement la langue et la poétique des francophones puisqu’il s’agit de textes de langue française, il y a une richesse civilisationnelle s’inscrivant dans le prolongement et dans le renouvellement de l’humanisme français au contact d’autres humanismes non moins affirmés, avec l’aspiration à un meilleur vivre-ensemble au niveau universel.
L’expérience triangulaire libère la francophonie de ses premiers complexes, de certaines tendances hégémoniques, voire d’une refonte des politiques d’exploitation, pour essayer de se présenter enfin dans la logique interactive et solidaire des peuples et des civilisations les plus variées.
Le choix du français comme langue d’écriture par quelqu’un comme Majid El Houssi, totalement dans son confort psycho-social et culturel en Italie, est la preuve d’une conviction et d’un espoir de voir la langue française véhiculer les valeurs escomptées pour le vivre-ensemble souhaité. La soumettre à la mixité linguistique et aux différents croisements poétiques et culturels, c’est la mettre sur la voie du chantier d’un nouvel humanisme, débarrassé des abus du passé mais fidèle à ses valeurs fondatrices, délesté de la différence ségrégative et demandeur de différences nutritives de la conscience de complémentarité et du sens nouveau d’un autre citoyen du monde, sachant s’affirmer dans son identité pour avoir de quoi échanger avec l’autre et enrichir la totalité par l’apport des différentes altérités.
Partant de cet objectif de base, on peut songer aux questions à poser aujourd’hui à la francophonie en Tunisie pour essayer de prospecter ses aboutissements à venir. Ce qui vient d’être dit me semble à même d’informer de la nature de ces questions et d’en suggérer un certain nombre. Cependant, tout cela me semble pouvoir se résumer ainsi : « Pour être à la hauteur des objectifs requis, il est du devoir de la francophonie d’être une francophonie de la conversation, dans le sens et l’esprit premiers que la conversation véhiculait à partir du dernier quart d’heure de Socrate, et qui sont réactualisé et conceptualisés dans le champ de la Nouvelle Brachylogie ».
Je renvoie donc à la littérature se rapportant à ce nouveau concept et à son champ de recherche et d’action et je précise que la dernière conférence de Ksar Saïd ci-dessus évoquée s’inscrit pleinement dans l’articulation de ce champ de pensée à la quête d’un nouvel humanisme pour le vivre-ensemble. Je rappelle seulement son titre : « Nouvelle Brachylogie et nouvel humanisme au croisement de l’esprit de conversation ».
M.M.
[1] Mansour M’henni, « Hédi Bouraoui et le texte mixte », communication présentée dans le colloque sur La Littérature tunisienne et la problématique des genres littéraires, organisé à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Sousse les 20 et 21 février 2001 par le Groupe d’Etudes et de Recherches sur le Maghreb et l’Afrique (GERMA) de l’Université du Centre (Tunisie). Publié dans Mansour M’henni, De la transmutation littéraire au Maghreb, Tunis, L’Or du Temps, 2002, p. 135-143 : « Le projet de la “transculture” et celui de son corollaire immédiat la “transpoésie” trouvent leur meilleure expression dans la poétique du texte mixte qui aura été le principe fondamental de son écriture littéraire. »
[2] Ute Heidmann, « Différenciation, dialogisme, diversalité. Paradigmes pour un comparatisme différentiel et plurilingue », dans Revue de littérature comparée 2020/4 (n° 376), p. 487-497 : « Repenser le monde (avec Chamoiseau, Bernabé et Confiant) en termes de diversalité au lieu d’universalité suppose la reconnaissance de la diversité comme dynamique fondamentale de l’humanité et non plus comme exception par rapport à une prétendue universalité. »
[3] Majid El Houssi, Iris Ifriqiya, Paris, Editions Saint-Germain-des-Prés, 1981, p. 9.
[4] Ibid.
[5] Mansour M’henni, « Nouvelle Brachylogie et nouvel humanisme au croisement de l’esprit de conversation » le Premier Séminaire du Vivre-ensemble, initié par Pr. ém. Fathi Triki et organisé par Ksar Saïd, le Centre des Arts de la Culture et des Lettres (Tunis les 29-30 septembre 2022). Article publié dans https://voixdavenir.com/
[6] Mansour M’henni, « Le français en Tunisie, être soi, l’autre en soi », in Hédi Bouraoui (dir.), Tunisie plurielle, (Actes du colloque La Traversée du français dans une Tunisie plurielle, Toronto, octobre 1995), L’Or du Temps, 1997, p. 77-84.
[7] Magid El Houssi, Le Verger des poursuites, Paris, Noël Blandin, 1991.
[8] Mansour M’henni, « Le français en Tunisie, être soi, l’autre en soi », Op. cit.
[9] Samir Marzouki, « Présence de l’arabe dans quelques romans francophones de Tunisie », in Emna Belhaj Yahia (dir.), Le Roman français et d’expression française contemporaine : Nouvelles formes, nouveaux rapports à l’Histoire, Tunis, Beït al-Hikma, 2016, p. 155-170.
[10] Ibid.
PS: Ce texte a été présenté dans la rencontre organisée par l’Union des Ecrivains Tunisiens en marge du Sommet de la francophonie (en Tunisie). La publications des Actes par l’UET ayant pris du retard, nous le publions à la demande de certains chercheurs voulant s’y référer.