Pour une brachy-pédagogie et son application en littérature
Par Mansour M’henni
J’ai tendance à croire que l’expression « pédagogie brachylogique » est un pléonasme car, me semble-t-il, une pédagogie est foncièrement brachylogique. C’est ce sur quoi je voudrais engager la réflexion dans ce bref propos en attendant de voir cette idée s’enrichir des réflexions et des débats qu’elle provoquerait et de la curiosité intellectuelle et pratique qu’elle susciterait. Sans doute est-ce pour cela que je lui préfère le néologisme « Brachypédagogie », en analogie avec un volet fondamental du concept de Nouvelle Brachylogie et de son champ de recherche, en l’occurrence la « Brachypoétique » dont il conviendrait d’examiner les lieux de croisement et de distinction, de convergence et de divergence, dans la cohérence globale du concept. Mais d’abord, essayons d’asseoir la plateforme de base des concepts utilisés et leurs fondements théoriques.
De la Nouvelle Brachylogie
Le concept de Nouvelle Brachylogie a capitalisé, depuis son initiation en 2012, d’assez nombreux travaux s’y rattachant d’un point de vue ou d’un autre, dont des ouvrages de références[1], de quoi permettre une définition aussi fidèle que possible au sens et à l’essence du concept, non sans l’inéluctable ouverture à toute réflexion, analytique, explicative ou critique, pouvant l’approfondir et en démonter les heurts et les bonheurs.
Le concept s’est construit sur les traces, à moitié perceptibles, de certains sentiers de la pensée socratique se reflétant comme des palimpsestes de parchemins très peu distinctifs de ce qui est de l’ordre de l’hypotexte et de celui de l’hypertexte, selon une terminologie moderne essentiellement cristallisée dans les travaux de G. Genette.
La pensée néo-brachylogique n’a pu éviter de partir de la notion de brièveté, au sens large et dans ses pratiques diverses, d’abord en examinant ses interrogations tournant autour des genres littéraires ; ensuite en étudiant son fonctionnement rhétorique où elle n’a pas tardé à souligner la confusion fâcheuse de la brachylogie, en tant que pensée, et de la brièveté en tant que figure du discours ; enfin en concluant à l’importance d’une réanimation du premier souffle philosophique de la brachylogie et de sa promotion au statut conceptuel, contre la marginalisation et la minorisation dont l’idée socratique fondatrice a été l’objet, par une certaine rhétorique ayant du mal à se remettre de la tentative de dérèglement de son système et de fragilisation de son pouvoir, et à se réconcilier avec l’esprit et la pensée de celui qu’il a fallu condamner à mort pour son audace intellectuelle. « A mon avis, la rhétorique est comme le fantôme d’une partie de la politique[2] », ainsi parlait Socrate.
Pour M. M’henni, l’initiateur du concept, « la Nouvelle Brachylogie est une pensée du monde dont le pilier central est l’esprit de conversation et dont l’idéal éthique est la démocratie de tous et non celle d’une simple majorité, une démocratie de la conversation et non de la démagogie, de l’éloquence et de la manipulation des foules par le pouvoir de la parole[3] ». Il en ressort que le fondement de la conversation réside dans « l’équivalence de statut pour tous les interlocuteurs et l’égalité de droit pour tous à la conception et à la participation. De là la nécessité de revoir les connotations péjoratives de minorité, de petitesse et autres termes du même paradigme[4] ». Ainsi perçus, chacun des interlocuteurs en communication conversationnelle ne cherche plus à voir dans l’autre « celui qu’il faut convaincre à tout prix d’une idée arrêtée, mais un miroir à même de renvoyer à soi le sens de la (remise en) question de cette idée de départ et la conviction de la relativité des vérités[5] ». Et c’est dans cette vision d’ensemble du concept et dans cette intelligence de la conversation que la brièveté devient une « condition du bon déroulement de la conversation, de par le respect qu’elle impose dans l’interaction entre les interlocuteurs » et que la Nouvelle Brachylogie, en tant que concept, s’entoure d’un « champ de réflexion, d’études et de recherche à deux faces, la brachypoétique et la brachylogie générale toutes deux perçues comme les deux pages d’une même feuille, donc inséparables et complémentaires[6]. »
De la pédagogie
Pour faire vite et simple et sans trop s’attarder sur l’étymologie du mot et ses connotations, on définit souvent la pédagogie comme « l’art, la science ou la profession d’enseigner[7] ». Pour préciser davantage, on ajoute : « La pédagogie est l’étude des méthodes d’enseignement, des objectifs éducatifs ainsi que des moyens pour les atteindre[8] ». Or, dans cette large définition, la didactique est venue se démarquer de la pédagogie, obligeant à repenser de façon différentielle les deux volets de l’opération éducative. En conséquence, on a précisé, sans pour autant résoudre le problème, que « la didactique porte sur les méthodes ou les pratiques d’enseignement tandis que la pédagogie porte sur l’éducation ou l’action éducative[9] ». En effet, comment distinguer les limites entre, d’une part « méthodes ou pratiques », d’autre part « éducation ou action éducative » ? Autant convenir alors que la didactique s’intéresse à la théorisation des schémas d’enseignement pour les présenter comme des modèles, des méthodes à suivre. Quant à la pédagogie, elle serait cette pratique pragmatique évoluant au rythme des évaluations suivies, au fur et à mesure de l’action éducative. C’est ce qu’exprime cette citation : « la didactique est une réflexion sur la transmission des savoirs, alors que la pédagogie est orientée vers les pratiques en classe[10] ».
C’est en cela que la pédagogie est plus proche de l’esprit de conversation et du concept de Nouvelle Brachylogie et qu’elle permet de parler ainsi d’une brachypédagogie.
En outre, il importe de rappeler que la réflexion pédagogique s’est beaucoup développée à travers l’histoire, peut-être, dirions-nous, à la lisière de la psychologie (surtout enfantine) et de la sociologie. De ce fait, on a vu apparaître, pour le propos qui nous intéresse ici, la « pédagogie ouverte et hybride », confortée par les acquis des nouvelles technologies de la communication. Celles-ci ont d’ailleurs inventé des « programmes conversationnels » capables de transposer la pratique conversationnelle au rapport de l’homme à son interlocuteur informatique. On a parlé aussi d’une pédagogie de proximité, de la même manière qu’on a parlé d’une gestion ou d’une gouvernance de proximité. C’est dire combien la question est intéressante à l’étude et importante à la gestion des rapports sociaux, tous secteurs confondus, et d’abord l’école.
Pour une brachypédagogie
A la lumière de ces précisions de base, il apparaît que le principe premier du croisement de la pédagogie et de la brachylogie, dans ce que nous convenons d’appeler une « brachypédagogie », c’est l’esprit de conversation[11] qui est aussi le nerf moteur de la pensée et de la pratique brachylogiques. N’oublions pas que chez Socrate, l’idée de brachylogie, comme une philosophie, est née et investie dans sa façon d’enseigner, qui invite à repenser l’idée même d’enseigner[12].
Ainsi, si l’on part du triangle pédagogique classique, tel que défini par Jean Houssaye[13] ou tel que repris par Philippe Meirieu[14], et construit sur les trois angles « enseignant + élève + savoir ou disciple », force est, du point de vue conversationnel, de reconsidérer ces trois dénominations à la lumière du rôle de chacun et de l’objectif de chaque opération. En conséquence, la relation « enseignant/élève » n’accorde pas au premier un rôle de formateur du second, mais un rôle de stimulateur de son auto-exploration pour s’auto-former à la lumière et à l’éveil de sa conscience intelligente l’amenant à découvrir en lui-même l’essence de tout savoir. C’est pour cela que Socrate dit n’avoir rien enseigné. Dès lors, la relation « élève/savoir » est plus une entreprise de découverte que celle d’un apprentissage classique, pareil à celui dont Montaigne accusera l’école classique : « On ne cesse de criailler à nos oreilles, comme qui verserait dans un entonnoir ; et notre charge ce n’est que redire ce qu’on nous a dit[15] ». Quant à la relation « enseignant/savoir », elle ne consiste plus à « enseigner » un savoir déjà établi et reconnu comme tel par l’enseignant-maître, mais à stimuler, en soi chez l’interlocuteur, l’auto-compétence de la découverte du savoir, par l’interminable interrogation et l’incessant va-et-vient entre ce qu’on perçoit et ce qu’on pense[16]. Au final, une conversation entre ledit « enseignant » et le « disciple » aboutit à l’apprentissage de chacun au contact de l’autre. Nul ne peut prétendre au rôle d’enseignant s’il n’a pas d’abord la prédisposition à apprendre de ceux à qui il enseigne !
On imagine ainsi la révolution qu’amènerait une brachypédagogie généralisée, aussi bien dans la pratique éducative que dans une conception de la vie en société en tant que laboratoire et champ d’action de l’esprit de conversation. S’il faut alors lui donner encore le nom d’école, elle serait une école de l’esprit de conversation. En effet, il s’agit bien d’une révolution commandant de nouvelles façons d’être et de penser, de nouvelles relations à soi et à autrui et de nouveaux rapports de l’humain aux êtres et aux objets qui l’entourent. C’est dans cette logique conversationnelle que s’esquisseraient les solutions et les réponses à des questions vitales, appelant des réactions urgentes, comme l’environnement, la démocratie et d’autres valeurs essentielles à l’économie, à la diplomatie, bref à la socialité absolue.
Peut-être Socrate rêvait-il d’une nouvelle vie, une vie inouïe pour laquelle il avait consenti à renoncer à la vie, espérant pérenniser, par cet acte, son idéal réfléchi et attendant d’être accompli.
Pr. Mansour M’henni (Université Tunis El Manar – Tunisie)
Président de la CIREB (Paris)
Prof. ém. Université Tunis El Manar
Chercheur-écrivain-traducteur-chroniqueur
[1] On cite certes plus fréquemment l’ouvrage premier, Le Retour de Socrate, de Mansour M’henni (Paris, L’Harmattan, 2017 en seconde édition/ Tunis, Brachylogia&UTM, 2015 en première édition), ou encore l’ensemble des articles du même auteur, réunis dans un recueil intitulé Essais de Nouvelle Brachylogie (Tunis, Alyssa, 2021). Mais les autres publications (majoritairement en français, mais aussi en arabe et en anglais) ne sont pas moins importantes : soit des articles dans des revues internationales dont la revue spécialisée Conversations ou des Actes de colloques ou de congrès dus aux équipes de plusieurs pays (en volumes à part ou intégrés dans Conversations : Algérie, Belgique, Côte d’Ivoire, Emirats Arabes Unis, Egypte, Espagne, France, Italie, Liban, Maroc, Sénégal, Tunisie). On attendra avec intérêt aussi la publication de la première thèse en brachypoétique réalisée par Mounir Serhani et surtout ses prolongements pédagogiques et de brachylogie générale.
[2] Dans l’édition des Œuvres complètes de Platon, élaborée par A. Croiset en 1999 (Platon, Œuvres complètes, par Alfred Croiset avec la collaboration de Louis Bodin, Dix-septième tirage, la première édition datant de 1923. Paris, Les Belles Lettres, 1999).
[3] M’henni, Mansour, « La brachylogie n’est pas (seulement) la brièveté : proximité n’est pas identité », conférence inaugurale du 1er colloque international de Brachylogia-Côte d’Ivoire sur les poétiques brachylogiques : « Esthétique et éthique de la brièveté dans les créations contemporaines. Approches brachypoétiques », Abidjan, 30-31 août 2018. Actes publiés sous la direction de Coulibaly, Moussa, Anyama, Editions Didiga, 2019. Texte repris dans M’henni, M., Essais de Nouvelle Brachylogie, Tunis, Alyssa édition, 2021, p. 27-36.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] https://www.bienenseigner.com/pedagogie-definition/
[8] Ibid.
[9] https://pedagogie.ac-rennes.fr/spip.php?article4722
[10] https://pedagogie.ac-rennes.fr/spip.php?article4722
[11] Encore faut-il ne pas perdre de vue que l’esprit de conversation n’est pas toujours celui qui commande l’échange langagier, car on peut biaiser avec la conversation, la simuler : on entre alors dans la rhétorique. Peut-être convient-il de ne pas trop rapidement associer l’esprit de conversation de Socrate avec celui ayant prévalu sous ce titre dans la France des XVII° et XVIII° siècles.
[12] La Nouvelle Brachylogie inviterait à repenser et à redéfinir la signification de certains mots. De là l’idée lancée de réaliser un Dictionnaire de la Nouvelle Brachylogie…
[13] « Dans son modèle de compréhension pédagogique, Jean Houssaye définit tout acte pédagogique comme l’espace entre trois sommets d’un triangle pédagogique : L’enseignant, l’étudiant et le savoir. Les termes savoir (S), professeur (P) et élèves (E) sont ici à prendre dans un sens générique. Le savoir désigne les contenus, les disciplines, les programmes, les acquisitions, etc. Les élèves renvoient aux éduqués, aux formés, aux enseignés, aux apprenants, aux s’éduquants, etc. Le professeur est aussi bien l’instituteur, le formateur, l’éducateur, l’initiateur, l’accompagnateur, etc. ». URL : https://www.profinnovant.com/quest-ce-que-le-triangle-pedagogique-de-jean-houssaye/
[14] Meirieu, Philippe, Apprendre… oui, mais comment, Montrouge, ESF éditeur, 1987, 193 p.
[15] Montaigne, Les Essais. Livre I, chapitre XXV, « De l’institution des enfants… », Paris, Le Livre de Poche, La Pochothèque, 2001, p. 230. A ce propos, voir aussi la communication de Mansour M’henni dans le colloque Questions de la Nouvelle Brachylogie à la Renaissance et à l’Humanisme renaissant, Paris 6-7 mai 2002. Actes dans Conversations 14, 2ème semestre 2022.
[16] Est-ce pour cela que Montaigne préfère parler du « conducteur » plutôt que de l’enseignant et qu’il lui attribue ce rôle : « Je ne veux pas qu’il invente, et parle seul : je veux qu’il écoute son disciple parler à son tour » ? Question soumise à conversation !