La semaine dernière, j’ai pu voir en avant-première au cinéma Le Louxor à Paris le film Ashkal, l’enquête de Tunis de Youssef Chebbi qui sortira sur les écrans en Tunisie en février prochain. C’était une avant-première. Le public était là, plutôt nombreux. Le réalisateur aussi, accompagné d’une large partie de son équipe, pour répondre aux questions du public après la projection comme à celles de l’animateur de cette soirée. C’est cet échange qui m’a engagée à écrire ce court texte.
Certes, le public était parisien mais j’imagine que celui-ci devait compter quelques spectateurs ayant des liens autres que touristiques et fantasmatiques avec la Tunisie, des spectateurs pour lesquels l’état actuel de la Tunisie s’éprouvait concrètement comme s’éprouve le réel. Et puis aussi, des spectateurs qui auraient regarder ce film tel qu’il se montre, qui auraient entendu ce que son réalisateur et son co-scénariste en disaient. Mais non, la Tunisie comme le film ont disparu derrière l’écran de la « Révolution », du « Printemps Arabe », de la « Démocratie » avec pour seule concession au réel, qu’ils étaient « en chantier ». Les belles âmes sont informées !!! Bien que sourdes et aveugles…
Je rappelle brièvement l’argument du film. Dans le quartier des jardins de Carthage, le corps nu calciné d’un gardien d’un immeuble inachevé est découvert. Deux flics, Fatma et Batal (Mohammed Houcine Grayaa) enquêtent. Puis c’est le corps calciné d’une employée de maison et d’autres encore, tous nus, sans marque de traumatisme, morts dans une posture étonnamment paisible. Fatma découvre une vidéo d’immolation sur le portable des victimes. On repère un suspect qui hante les bâtiments en chantier, son visage brûlé dont ont disparu les traits humains. Puis c’est sa traque par la police, son immolation dont il ne meurt pas, le diagnostic de précédentes immolations auxquelles il a survécu, sa « renaissance » étrangement rapide, sa disparition de l’hôpital. Et dans la séquence finale, sous les yeux de l’enquêtrice Fatma, frappée de stupeur, des hommes qui, en se dénudant à la hâte, se jettent volontairement, mus par le désir, dans le grand brasier où se profile la silhouette noire du suspect. Fin. Avec cette interrogation, inquiétante, suggérée par la gestuelle subtile de l’actrice et danseuse Fatma Oussaifi : est-elle tentée, elle aussi, devant l’impensable et l’inexplicable, de céder à la fascination du feu ?
Répondant aux questions sur la genèse d’Ashkal, à ce qui, donc, avait motivé ces motifs (Ashkhal) dont le film se fait le déploiement, Youssef Chebbi et son co-scénariste ont insisté sur la rencontre première avec l’architecture et l’urbanisme du quartier surgi dans la banlieue nord de Tunis sous la dictature de Ben Ali, les jardins de Carthage. Prothèse architecturale au service d’une gentrification dans le style « international » dont la révolution a stoppé net l’achèvement. Structures géométriques de béton, nues, inachevées. Larges voies venteuses. La broussaille, le terrain vague, les ordures, d’étiques troupeaux de moutons. Des voitures. La lumière blafarde dans la cahute d’un agent de sécurité. Les voitures des flics qui tournent. Paysage tunisien…
Youssef Chebbi a insisté sur le caractère central de ce « motif », sur ce désir, qui s’est imposé à lui, de filmer cet espace. Et il l’a fait avec maestria : les plans sont à l’échelle et au rythme de son architecture, ils épousent sa géométrisation implacable, sa frontalité vide d’arrière-plans, sa verticalité qui phagocyte l’horizontalité de l’étendue, qui réduit « l’homme debout » au rang de motif anecdotique. Ni le nom d’Antonioni, ni L’Eclipse (1962) ni la dissolution de la canonique intrigue cinématographique et de la « psychologie « de ses personnages dans l’architecture déserte de la banlieue résidentielle romaine n’ont été invoqués mais comment ne pas y songer ?
Vouloir s’émanciper du réalisme, voire du « néo-réalisme », qui caractérisent la production cinématographique tunisienne actuelle, Chebbi l’a revendiqué. Son film n’en est pas pour autant fantastique, il n’offre pas un ailleurs temporel ou spatial, un au-delà du monde ni un monde parallèle où s’échapper du réel. Ni rêve ni cauchemar. Ne choisissant aucune de ces voies, réalistes ou fantastiques, il ne les ignore pas cependant. Bien au contraire, il les ouvre, comme le feraient un médecin légiste ou un anatomiste. Il retire, il évide. Il met de côté la psychologie des personnages, les causes, les conséquences, les coupables et les victimes, les méchants et les gentils, les sachants et les ignorants, la corruption, la compromission, les juges, les flics, les hommes d’affaires, la commission Vérité et Dignité, etc. Chebbi observe avec acuité. Je citerai, par exemple, une magnifique séquence qui pourrait sembler incongrue, inutile, sans aucun rapport avec « l’histoire » du film : la visite d’une salle de réception par Batal, accompagné de sa femme, sa fille et son beau-frère. La propriétaire des lieux débite son boniment d’agent immobilier occasionnel (a-t-elle demandé 20 dinars pour la visite ?). Demi-lumière blafarde, sinistre, néons vulgaires, tables vides, escalier de music-hall, luxe de pacotille pour soirées festives et à plein volume la cantillation du Coran. Un instantané documentaire.
Chebbi désamorce toute lecture explicative, toute logique narrative. On voit des bribes, des membres épars, des restes de ce qui auraient pu faire des histoires « comme on aime les voir » au cinéma. Et tout ça vu, dans une lumière de demi-jour, dans la nuit, jamais assez longtemps ni d’assez prêt pour s’en faire une idée précise, certaine et définitive. Chebbi n’explique pas, c’est le pli, le complexe qu’il filme. Il brouille toutes les pistes à moins qu’il ne les superpose : celle de la machination des ennemis de la Révolution et de ses gardiens, celle des opportunistes comme celle… des jnoun ! Rien dans Ahkhal dont on puisse s’emparer pour résoudre l’énigme ni pour éteindre le feu. Une scène très antonionienne est exemplaire : Fatma fait un zoom sur une image de la vidéo d’immolation. Mais, au lieu de révéler la « vérité » comme dans Profession reporter, le grossissement dissout l’image jusqu’à l’informe.
Alors quoi ? Pourquoi ce film ? À quoi bon ? La réponse, Chebbi et son co-scénariste, l’ont donnée, me semble-t-il, lors de cette avant-première. De manière indirecte. Ils ont dit l’un et l’autre s’être emparé d’une référence centrale de l’histoire du cinéma : le polar. Voici donc l’autre motif d’Ashkal. Celui de la quête du sens dont le polar, à travers les métamorphoses de ses codes et la multiplicité anecdotique de ses interprétations, reste la puissante métaphore. Chebbi prive l’enquêteur du pouvoir de trouver « la » vérité et « le » coupable, de nous sauver de l’incertitude. Il prive le genre du polar du pouvoir d’apaiser chez le spectateur la tension dramatique par cette découverte : pas de soulagement cathartique pour dormir en paix.
Ashkal ne nous offre pas ce repos et c’est tant mieux ! Il nous invite à chercher toujours et encore le sens, à ne pas se contenter du confort des explications, à ne pas céder à la fascination du motif. Pour ne pas brûler, pour ne pas nous jeter, nu et consentant, dans le grand brasier.
Un mois plus tôt, j’avais vu un autre très beau film tunisien : Harka de Lofty Nathan. Tranche de vie d’un jeune homme du Sud, une décennie après la mort de Mohamed Bouazizi. Le film s’achève également sur une immolation, un terrible plan fixe final d’un corps qui brûle en pleine rue, ignoré des passants qui passent.
M.L.