Je ne veux pas vivre cette fin de juillet 2021 au rythme des querelles d’école sur l’interprétation présidentielle de la Constitution. À mon avis, ceux et celles qui font leur “plat principal” de cette polémique provisoirement inopportune, je dis bien “provisoirement inopportune”, se détournent en fait d’une question essentielle à laquelle ils n’ont maintenant, n’ont jamais eu par le passé et n’auront peut-être jamais de réponse valable. Je m’explique ! Au sujet des dernières mesures présidentielles décidées le jour de la fête de la République, s’attarder uniquement (je dis bien “uniquement”) sur les questions de principes et de valeurs absolus, c’est choisir délibérément, presque cyniquement, de jouer aux trouble-fête, aux rabat-joie, aux Cassandres.
Il est du droit de chacun(e) d’émettre le jugement qu’il/elle veut à propos de la récente initiative de Kaïs Sâayed. Et je condamne violemment toute campagne de lynchage et de dénigrement visant les personnes ou les formations (partis politiques, organisations nationales, associations de la société civile, etc.) qui se démarquent de l’opinion commune -largement majoritaire sur le sujet. La majorité ne signifie pas forcément l’apanage de la vérité et de la raison.
Ce que personnellement je reproche à certains “vertueux-nés”, à quelques “puristes de souche” et à une caste fermée de “perfectionnistes endurcis”, c’est surtout leur défaut de pragmatisme; c’est cet idéalisme de mauvais aloi en politique, cette sorte de fuite en avant qui dissimule hélas une réelle et regrettable impuissance à voir la réalité en face et à agir concrètement pour la transformer. Rêver de la Cité idéale, de l’Arcadie, de l’Eden, rassure les hommes et les femmes de cette élite, leur donne l’impression d’être plus intelligents que tous les autres, d’être au-dessus du lot. Et donc d’être irréprochables, infaillibles et en droit d’être épargnés par la critique, toute critique.
C’est le sentiment que me laissent ces intellectuels et hommes politiques tunisiens qui se complaisent depuis l’ère de Bourguiba soit dans l’attentisme stérile enrobé de discours et de théories souvent passés d’époque, soit dans la contestation systématique et la quête d’un héroïsme plutôt donquichottesque. Ces “militants” (qui militent rarement) me rappellent un vieil ami qui s’est très longtemps refusé au mariage en invoquant chaque fois un nouveau prétexte pour différer l’heureux événement. “Moi, répétait-il à l’envi, je dois épouser la plus belle de toutes, la meilleure future maîtresse de maison, la vierge immaculée ! Il me faut organiser des noces “supérieures”, jamais célébrées nulle part, des noces qui fassent date, qui entrent dans les annales de l’Histoire !” Mon ami a campé sur cette position plusieurs années successives. Aux dernières nouvelles, il est encore célibataire à 60 ans ! Et il cherche toujours sa dulcinée !
Comme quête du parfait, du meilleur absolu, c’est honorable, c’est même beau ! Mais – et c’est justement là que le bât blesse – à la longue et face aux impératifs et aux urgences du vécu quotidien, de telles quêtes risquent de devenir pitoyables ! Trop de romanesque tue le romanesque; trop d’idéalisme défigure finalement l’idéal et l’idéalisme. Le meilleur des mondes se construit par étapes, sur des décennies, des siècles, des millénaires, au prix de quelques (de plusieurs) dévoiements et échecs. Peut-être même qu’il n’y aura pas de “meilleur des mondes” au bout de la longue aventure. Mais au moins, on aura eu l’honneur d’avoir essayé de l’atteindre, ce meilleur des mondes, d’avoir fait quelque chose de concret pour en esquisser les contours et pour en ériger une “portion”, un pan, un mur !
En termes de responsabilité historique, de contribution effective à la préparation et à la construction de l’avenir, l’idéal justement c’est de voir la tête pensante et les bras entreprenants travailler ensemble, sur le même terrain, en s’encourageant mutuellement, en se corrigeant les uns les autres. Rêver est une bonne chose mais ne faire que rêver c’est désastreux ! Rêveurs de tous les horizons, aidez-donc ceux qui agissent ! Ne freinez pas leur élan, ne leur brisez pas les ailes ! Soyez bons pédagogues en guidant et en conseillant les hommes d’action ! Et acceptez d’apprendre à votre tour en les côtoyant, en les soutenant et en réalisant vos projets communs !