Depuis les décisions présidentielles du 25 juillet 2021 et surtout depuis son intention différemment exprimée de procéder à des modifications du régime et à des changements dans le code électoral, des voix ont percé à des fréquences variées et s’expriment dans les médias, se désignant comme « les explicateurs volontaires du projet du Président » et en parlant plus comme des initiateurs que comme des explicateurs. « Notre projet consiste… », disent-ils avec assurance et conviction !
Je ne parle pas ici de certains spécialistes consultés par le Président, à l’image de Sadok Belaid, Mohamed Salah Ben Aissa et Amine Mahfoudh, qui restent dans leur cadre et qui s’y déploient avec une argumentation raisonnable, souvent avec une humilité certaine et une appréciable relativisation des choses. Ils expliquent bien et ils rassurent en même temps, surtout sur les valeurs et les droits fondamentaux. Je fais plutôt référence à certains jeunes adultes « qui auraient conduit la campagne électorale de Kaïs Saïed », dans les élections présidentielles et qui se définissent aujourd’hui comme les idéologues sans parti de la politique du Président. C’est sans doute leur droit si un contrat, moral ou autre, est conclu entre eux et le candidat d’hier ; mais le chef actuel de notre exécutif a à charge, maintenant dans l’état d’exception par lui décrété, le sort et les conditions de toute la population nationale, celle-ci étant alors la première des ayants droit et n’étant nullement réductible à ces voix disparates et improvisatrices de système politique qu’elles comptent peut-être sur le Président pour l’imposer au « peuple » et trouver le moyen de le faire adopter.
J’ai eu à lire et à écouter les propos consonants de deux citoyens s’octroyant le titre d’explicateurs volontaires du projet présidentiel. Le développement du premier, M. Ahmed Chafter, un certain 28 septembre 2021, peut constituer un élément de base d’une discussion à même d’enrichir la réflexion sur le projet, tant par ce qui y suscite l’adhésion que par ce qui y suggère la critique. On sera donc appelé à y revenir, plus tard, d’une manière ou d’une autre. Mais aujourd’hui, je m’attarderais plutôt au cas de M. Kaïs Karoui qui, sur le fond, rejoint bien les propos de M. Chafter, mais qui, à certains détails, secoue l’attention par des contradictions qui mériteraient d’être relevées. Par ailleurs, M. K. Karoui se prévaut d’une proximité, particulière avec Kaïs Saïed, voire d’un pouvoir d’influence effectif. Le 16 octobre 2019, il n’a pas manqué de le souligner : « En 2014, la candidature de Kais Saïed était envisageable, mais je lui ai déconseillé de le faire puisqu’il y avait cette bipolarisation de la scène politique entre le courant islamiste et celui progressiste. En 2019, je lui ai demandé de se présenter aux élections tenant compte de la conjoncture favorable à sa réussite ».
J’aimerais préciser d’emblée que je suis totalement d’accord avec lui sur la faillite, partout ou presque, de la démocratie représentative telle que conduite sur les différents terrains politiques. Je l’ai même écrit, dans le cadre d’un projet de recherche appuyé médiatiquement, avant que Béji Kaïd Essebsi ne le reconnaisse publiquement. Mais pour trouver un système de rechange à cette forme de démocratie, ce n’est ni un individu, quel que soit son génie, ni un groupe fermé quelles que soient ses compétences, qui en offriraient à l’humanité le mystérieux Sésame. Ce système est censé être pour tout le monde et tout le monde devrait donc y participer ; un large et indéfectible réseau conversationnel devrait être monté à cet usage. N’empêche que la démocratie participative est effectivement la solution de rechange ; cependant celle-ci a différentes variantes et, mal édifiée, elle risque de constituer le détour à même de ramener autrement la mauvaise démocratie représentative. D’ailleurs cette dernière a souvent brandi le slogan de la participation comme moyen et objet de sa propagande.
A ce propos, dans sa déclaration du 16-10-2019, M. Kaïs Karoui informe que son / leur projet de démocratie participative date de 2011 et précise : « En 2011, on est parti dans une démocratie représentative déformée faite sur mesure pour certains partis comme Ennahdha. Ce système sert les partis ayant de grands moyens pour financer des campagnes électorales dans 33 circonscriptions ». Or, en 2011, il était lui-même dans le CPR du fameux Moncef Marzouki, aujourd’hui ennemi acharné de Kaïs Saïed, cible de ses injures et de ses diffamations indignes d’un ex-président, fût-il provisoire et largement choyé par En-Nahdha malgré son petit quota électoral limité à 7000 voix ? Devons-nous croire que Kaïs Saïed était alors dans le CPR avec lui, ou qu’il ait muté comme lui (ou avec lui ?) dans le Mouvement Wafa d’Abderraouf Ayadi, une personnalité autrement problématique ?
Par ailleurs, en termes de cohérence éthique et intellectuelle, loin de la surenchère politique, Kaïs Karoui qui a déclenché un tollé contre son collègue de Wafa, Ziad Badi, pour ancienne appartenance au RCD, en 2009, ne doit-il pas au moins reconnaître sa mea culpa et s’excuser, au moins pour son alignement derrière Marzouki, auprès de ceux qui devraient soutenir aujourd’hui le projet de Kaïs Saïed dont il se voudrait l’initiateur, le défenseur et l’explicateur ?
Nous sommes compréhensifs à l’égard de ceux qui changent politiquement au nom du progrès et de l’adaptation de l’intelligence humaine, mais cela devrait se faire dans l’humilité, dans la cohérence politique et morale et dans l’éthique de l’auto-évaluation déclarée.