La notion de peuple occupe la première place dans le classement des notions floues. Chacun, selon ses convictions et ses projets, en fait ce qu’il veut. Pourtant, le peuple d’un pays, c’est tout bêtement l’ensemble des citoyens de ce pays, les riches comme les pauvres, les jeunes et les moins jeunes, les bons et les truands. Lorsque j’écoute certains discours et certaines déclarations, j’ai l’impression d’être exclu de ce peuple dont on parle alors que j’estime que nul n’a le droit de m’en exclure. Un fonctionnaire à la retraite, ayant travaillé dans le secteur public pendant plus de quarante ans et continuant à le faire sans rétribution, s’étant toujours mobilisé pour le renom de son pays et son rayonnement à l’étranger et pour rendre service à ses concitoyens, dans le cadre de son métier et des diverses responsabilités qu’il a exercées mais aussi dans le cadre associatif qui est celui de la société civile, est-il , oui ou non, un élément du peuple tunisien ? J’ai la prétention, pour ma part, de croire que oui et je dénie à quiconque le droit de s’adresser au peuple sans s’adresser à moi.
J’ai soixante-dix ans et je suis toujours actif au service de mes concitoyens et de mon pays. Je ne peux pas prétendre être jeune mais je l’ai été et j’ai consacré une bonne partie de ma jeunesse pour la collectivité nationale. Pourtant, quand j’entends parler de consultation des jeunes, je ne peux m’empêcher de me sentir exclu voire ostracisé en fonction de mon âge alors que je suis persuadé d’être toujours utile à mon pays, autant et plus que certains jeunes gens moins âgés que moi pour le moment mais qui sont appelés à être aussi âgés un jour. N’ai-je pas moi-même le droit d’être consulté sur les textes qui doivent régir nos vies et sur l’avenir de notre nation ? Il me semble que oui et je ne crois pas me tromper dans cette estimation.
Un dernier mot relatif aux régions. Originaire du Sud par mon père, comme l’indique clairement mon nom de famille, je suis né d’une mère tunisoise à Tunis et j’ai toujours vécu dans la capitale où j’ai fait mes études et où, revenu de France avec un diplôme me permettant d’être recruté dans l’enseignement supérieur à une époque où il n’y avait d’enseignement supérieur que dans la capitale, j’y ai travaillé durant toute ma carrière. Cependant, j’ai donné un coup de main dans beaucoup de régions où furent ouverts, plus tard, des facultés et des institut supérieurs, Sousse et Kairouan, en particulier, j’ai participé à beaucoup d’activités scientifiques à Sfax, à Tozeur et, partout dans la république, des collègues que j’ai formés et dont j’ai dirigé les travaux universitaires, officient. En réalité, je n’ai jamais considéré la Tunisie comme divisée en capitale et régions, en villes et campagnes, en tribus et clans. Pourquoi devrais-je à présent me sentir coupable d’être un homme de la capitale et pourquoi l’unité de ma nation à laquelle j’ai toujours cru devrait-elle être menacée par la remontée du régionalisme et du clanisme combattus par la première république ?
Il me semble que nous sommes en train de perdre, sans en être conscients, des fondamentaux qui ont fait l’originalité de notre pays dans son environnement ainsi que les facteurs qui nous ont fait devancer beaucoup de nations comparables à la nôtre et même des nations mieux pourvues par leur sous-sol. Ces fondamentaux sont l’unité de la nation qui n’exclut nullement une attention particulière dévolue aux régions non favorisées par la nature ou par les régimes successifs qui ont géré notre pays, la reconnaissance de l’apport des générations qui ont bâti le pays d’une manière telle qu’il a su résister à toutes les dérives et à tous les appétits, en un mot, la continuité de l’Etat, l’accumulation et la valorisation des expériences du passé. Ceux qui œuvrent pour une rupture totale avec le passé se trompent lourdement car ils ont tendance à jeter le bébé avec l’eau du bain. Tous les régimes qui ont forgé ce pays, avec leurs réalisations pérennes et leurs dérives autocratiques ou erratiques, ont façonné son avenir et contribué à son destin. On ne peut, par un trait de plume, changer des apports cumulatifs qui ont dessiné pour longtemps le visage original de notre nation. Au contraire, on doit capitaliser ces apports pour forger notre avenir et ce en écartant le pire et en gardant le meilleur. L’Etat en particulier dont on a déploré l’absence ou la quasi absence durant ces dernières années, ce qui a donné lieu à bien des dérives préjudiciables à notre nation, doit être préservé dans ses constituants qui font l’assise de la république. La révolution visait à améliorer les conditions de vie des citoyens, à instaurer un partage plus équitable des ressources, à procurer du travail à celles et ceux qui n’en ont pas et à préserver la dignité de tous. Elle ne visait pas l’expérimentation d’un nouveau mode de gouvernance.
De même, le capital de sympathie dont notre pays jouit dans le monde, surtout après 2011 mais également avant, est très précieux et ne doit pas être dilapidé. Il faut veiller, tout en préservant son autonomie et sa décision souveraine, à se garder une marge de manœuvre propre à conforter nos positions et à gagner des alliés dans une confrontation mondialisée des intérêts et des influences. Car nous ne vivons pas en autarcie, isolés du monde, entre nous, dans le confort de notre ego. Nous sommes obligés d’être attentifs aux autres, y compris ceux qui nous critiquent ou n’apprécient pas nos initiatives en fonction de nos critères et de notre vision des choses.