Du statut du français en Tunisie: Dans nos écoles, la langue de Molière agonise
Par Hechmi KHALLADI
Le XVIIIe Sommet de la Francophonie se tiendra à Djerba fin 2021.Ainsi, cinquante ans après, la Tunisie, membre fondateur de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), accueillera la XVIIIe édition du Sommet de la Francophonie. De ce fait, la Tunisie est considérée comme étant un pays francophone, étant donné que la langue française est officiellement présente dans notre pays depuis 1881, date du début de la colonisation française et sera consolidée depuis l’indépendance en 1956 en tant que langue seconde, adoptée dans l’enseignement, l’administration aussi bien que dans les échanges et les documents officiels.
Cependant, depuis quelques temps, le français semble perdre du terrain chez nous et devient carrément une troisième langue, tout comme les autres langues étrangères étudiées dans nos établissements (espagnol, allemand, italien, japonais, chinois…). Abstraction faite du statut dont jouit la langue française en Tunisie, peut-on encore parler d’un pays francophone où le niveau de cette langue chez nos élèves et dans les institutions officielles a baissé d’une manière vertigineuse depuis quelques années.
Il est à rappeler que selon les pères fondateurs (Habib Bourguiba, Senghor et Diori), la Francophonie consistait à mettre à profit la langue française au service de la paix, de la solidarité, du développement et du rapprochement des peuples par le dialogue des civilisations. Certes, la Tunisie partage officiellement ces principes, mais qu’en est-il réellement de l’apprentissage et de la maitrise de la langue française chez nous ?
Il n’y a aucun doute que la langue française est en perte de vitesse dans notre pays, chez les jeunes en particulier. Elèves et étudiants trouvent de plus en plus de difficultés à suivre des cours dispensés en grande partie en français. En effet, depuis plusieurs années, on note que des milliers de candidats au baccalauréat obtiennent un zéro à l’épreuve de français. Cela ne doit pas nous surprendre, car depuis l’arabisation de l’enseignement instituée dans les années 80, cette langue n’a cessé de reculer dans notre système éducatif, mais aussi au profit de la langue anglaise qui s’impose de plus en plus dans nos écoles et dans notre société, en tant que langue internationale.
Aujourd’hui, il n’y a que des adultes ou des personnes âgées qui lisent encore les romans et les journaux et écoutent les informations du télé-journal en langue française. Que s’est-il passé pour que le français soit relégué au second plan dans nos écoles ?
Nos élèves et nos étudiants bousculent la langue française : il suffit de voir leurs productions écrites ou orales lors des examens trimestriels ou nationaux. Leur français inquiète les profs qui sont confrontés quotidiennement aux multiples charabias et chinoiseries et toutes sortes d’amphigouris et de galimatias. Le langage des SMS, adopté par la majorité des jeunes d’aujourd’hui, vient de donner le coup de grâce à la langue française dans nos établissements : mots mutilés, abréviations, transcription phonétique des mots, mélange de langues, vocabulaire familier et vulgaire. Et dire que le français est affecté du coefficient 4, le plus élevé par rapport à ceux des autres matières dans les collèges (7è, 8è, 9è de base) et jouit d’un volume horaire important (entre 4 h et 5 h par semaine). Là où le bât blesse, c’est qu’à partir de la 1ère année secondaire, le français devient la langue véhiculaire de la majorité des matières enseignées (maths, physique chimie, technologie, informatique, économie, gestion…) ; c’est là où le besoin du français se fait de plus en plus sentir au secondaire, alors que la majorité des élèves n’y sont pas suffisamment préparés ni en primaire ni au collège ! Il va de soi que pas mal d’élèves ratent leurs devoirs à cause d’un déficit de langue, ce qui constitue un blocage chez l’élève au niveau de la compréhension des consignes et lors de la rédaction des réponses.
Le français n’est donc plus la seconde langue d’antan, mais bel et bien une langue étrangère qui doit être enseignée en tant que telle. Or, il paraît qu’il y a un hiatus dans l’enseignement de cette langue entre les différents niveaux du cursus scolaire. En arrivant au collège, l’élève rompt complètement avec ce qu’il apprend en primaire pour entamer un programme qui, de l’avis de pas mal d’enseignants, n’assure pas de continuité. Le passage au lycée pose également un problème à l’élève qui se trouve du jour au lendemain obligé de suivre des cours dans plusieurs disciplines en français alors qu’elles ont été assurées en langue arabe au collège. Les étudiants sont eux aussi affrontés à ce déficit de la langue française, une fois appelés à rédiger un mémoire de fin d’études ou plus tard à rédiger une lettre de motivation ou un C.V ou encore à tenir une discussion en français avec le recruteur lors d’une entrevue !
Pourtant, la France demeure notre principal client et fournisseur sur le plan économique et la majorité des administrations tunisiennes continuent à utiliser le français notamment dans leurs opérations commerciales, ce qui suppose une bonne maîtrise de cette langue de la part de nos diplômés.
Personne ne peut nier le fait qu’un élève moyen en sixième année primaire ne peut pas prononcer correctement une phrase simple ou épeler un mot. A l’écrit comme à l’oral, il peut confondre entre « f » et « v », entre « m » et « n », entre « j » et « g » et entre « d » et « t ». Les élèves du collège parlent un mauvais français et leurs productions écrites sont très médiocres. Ceux du lycée ne maîtrisent pas suffisamment la langue et rencontrent des difficultés à suivre et comprendre les cours qui sont donnés en français. Ce sont là des témoignages d’enseignants de français qui sont conscients de la situation et qui font de leur mieux pour être au secours des élèves en difficulté, quand bien même ces derniers pourraient entraver la bonne marche de la classe. Pour remédier à ce problème, certains professeurs de français proposent d’adopter la méthode de la pédagogie différenciée, adaptée aux besoins spécifiques des élèves en difficulté et qui consiste à organiser la classe de manière à permettre à chaque élève d’apprendre dans les conditions qui lui conviennent le mieux. Il s’agit donc de mettre en place dans une classe ou dans une école des dispositifs de traitement des difficultés des élèves pour faciliter l’atteinte des objectifs de l’enseignement. Mais cela n’est pas encore possible dans nos établissements !
Certes on rencontre des élèves brillants en langue française, mais ce sont des oiseaux rares. Parmi eux, ceux qui ont de la chance d’avoir des parents enseignants de français ! Mais pour la majorité écrasante, ils se contentent du temps imparti à cette langue à l’école, ce qui est insuffisant. Ils doivent pourtant améliorer leur niveau en langue française et se perfectionner grâce au travail extrascolaire, surtout la lecture.
Or, nos élèves ne lisent pas ; et c’est là que réside le mal. Allez demander à l’un de ces élèves quelles sont ses dernières lectures et vous ne serez que bien déçus de leurs réponses ! Les profs de français ont beau demander à leurs élèves de lire, mais en vain ! « Les élèves ne lisent pas en français, nous a affirmé un prof de collège, ils viennent me dire que dès les premières pages, ils s’ennuient. Pour peu qu’ils rencontrent un mot difficile, ils abdiquent. Ils ne prennent pas la peine de consulter un dictionnaire, d’ailleurs, la plupart ne savent pas chercher un mot dans le dictionnaire ! C’est dommage qu’ils ne soient pas habitués dès l’école primaire à utiliser cet outil très précieux ! »
Ainsi, il s’avère que cette aversion pour la lecture est à la fois la cause et la conséquence de cette faiblesse généralisée en langue française chez nos élèves. Ajoutons à cela les causes inhérentes à la langue elle-même : en effet le français passe pour une langue très difficile avec ses règles et ses exceptions et surtout son orthographe ardue et délicate, ce qui est assez démotivant pour l’élève, incliné de plus en plus vers l’anglais, apparemment plus facile. Le temps est venu pour asseoir de nouvelles méthodes dans l’enseignement du français, basées sur les nouvelles technologies, d’autant plus que l’élève d’aujourd’hui a plutôt une prédilection pour les moyens audiovisuels et numériques. Des laboratoires de langue qu’il faut mettre à la disposition de nos établissements scolaires seront sans doute d’un grand apport pour nos élèves quant à l’amélioration de leur niveau en langue française, pourvu que ces laboratoires soient exploités à bon escient !