Ignorance de ma part, je ne savais pas que Hichem Ben Ammar était poète ! Je connaissais de loin le réalisateur spécialiste convaincu et engagé des documentaires. Nous l’avions invité à Sayada dans le cadre de la première édition (demeurée orpheline jusqu’à aujourd’hui) des Journées Audiovisuelles Tahar Chériaa à Sayada, manifestation initiée, du 5 au 9 janvier 2011, pour la commémoration du 40ème jour du décès de l’éminente figure du cinéma tunisien, arabe et africain, dans sa ville natale.
Invité à ces journées pour recevoir l’Astrolabe d’Or du film de la mer, pour son film Raïes labhar (Ô ! Capitaine des mers…), Hichem Ben Ammar s’est excusé. Je l’ai rencontré de près, bien plus tard, en 2018 à l’occasion de l’édition inaugurale de la Foire Nationale du Livre Tunisien que je dirigeais et j’ai trouvé auprès de lui, en tant que directeur artistique de la Cinémathèque tunisienne, la disponibilité et la serviabilité souhaitées. Depuis, nous sommes des amis. Il m’a écrit (ou téléphoné) un jour de 2020 pour me dire qu’il souhaitait me donner à lire son recueil de poèmes avant sa publication. Un concours de circonstances a fait que je n’ai lu le recueil que publié. L’Idéal atteint « textes et fragments », un vrai régal pour moi ! Je l’ai d’ailleurs écrit dans un article mis en ligne sur le site du média associatif voixdavenir.com (https://www.voixdavenir.com/lecture-delectation-libre-dans-grabuge-de-hichem-ben-ammar/ ) : « Grabuge est libération d’un être profond dans la poésie comme espace de perdition pour mieux se reconnaître, pour enfin se connaître. »
Voilà comment j’ai découvert le poète, timidement mais solidement campé dans un coin de l’univers cinématographique de H. Ben Ammar. J’ai promis alors de rattraper mon retard et de lire les deux précédents recueils du poète : l’Idéal atteint (1988) et La Négociation (1990). Je viens de le faire et je tiens à rendre compte de ma réception de cette expérience poétique particulière.
Mon premier constat est que H. Ben Ammar s’est inscrit, dès le début de son expérience scripturaire, dans la logique des genres brefs, fragmentés, formulaires, à croire qu’il s’agissait pour lui d’une expérience de la poésie en carnet de notes. Au fait, n’est-elle pas cela aussi ? En plus, dans une quelconque parenté avec l’esprit des chroniques, cette poésie se veut couverture d’un espace-temps et d’une portion de vie, de la façon dont ces derniers sont ressentis, puis ex-pirés, au sens étymologique de « souffles expulsés ». En effet, le premier recueil, L’Idéal atteint, couvre la période de 1977 à 1988, l’âge de 19 à trente ans, celui de la brûlante jeunesse et de son effervescence. Il est construit en cinq temps : un centre, « le vif du sujet », et une périphérie en cercles concentriques de dévoilement du gisement profond, cercles de flottaison et de mise à nu. A croire que la poésie est ici jeu de mots, manipulation peut-être, au moins en apparence, mais avec un enjeu majeur, celui de l’amour et de l’affirmation de soi : « Parle-moi d’amour. Je n’en peux plus de me taire » (p. 35) ; « Passer à l’acte / Commettre des rimes / Sans atteindre les cimes / Exécuter des projets / Comme on admet le crime » (p. 69). Et c’est déjà ce jeu sur la lettre, très sensible dans le troisième recueil, Grabuges, qui bourgeonne : « J’espère qu’en vieillissant je deviendrai serin » (p. 8), la lettre e ôtée au mot serein, logiquement attendu, amène l’image poétique de ce canari dans lequel le jeune poète espère se reconnaître même à l’autre bout de la vie, la vieillesse : « L’enterrement vécu comme un jeu d’enfant et la mort épousée depuis la naissance. » (p. 16).
Pour finir ce bref commentaire sur un recueil que je n’aurais fait qu’effleurer, je dirai que l’artiste pluridisciplinaire qu’est H. Ben Ammar me paraît concentrer sa vie dans une couleur unique et plurielle, une couleur de mort et de vision profonde, une couleur de création puisque toutes les autres en émanent, la couleur blanche : « C’est à ce blanc que je veux parler dans toutes les langues. » (p 17). Sans doute y a-t-il à entendre aussi cette éternelle gestation devant la page blanche, l’essence de toute la vie d’un poète : « Comme d’un torchon que l’on essore / les mots perlent de mes pores / Avec un goût d’eau de rose » (p. 75).
Je voudrais revenir également à cette répartition des trois recueils sur une portion de vie allant de 1977 à l’an 2020, car le dernier recueil en date, Grabuge, couvre les années 1990 à 2020. Les trente ans de l’âge adulte ? Pourquoi pas ! Et que reste-t-il alors au deuxième recueil, La Négociation ou « Le chantage effectif » ? Deux ans à peine ? Deux vers seulement ! Oui deux vers me semblent résumer l’objet du recueil et de l’expérience qui s’y exprime, qui s’y ex-pire : « La vertu et l’audace cohabitent dans le mot virtuose / c’est comme si la sonorité trahissait leur concubinage » (p. 17).
Ce second recueil me paraît représenter le temps frontière entre la jeunesse et l’âge adulte, le temps de la libération de soi de tout ce qui pèserait comme une force de retenue. « Le poète est semblable au prince des nuées », disait Baudelaire. Aussi ne doit-il troquer ses ailes contre aucune tentation non contrôlée, même celle de l’amour. Et d’abord l’amour de soi-même, le narcissisme.
S’agit-il, dans ce recueil, de négocier une traversée de la rivière de conjonction et de disjonction entre deux âges ? Chantage et/ou négociation ? La poésie serait-elle donc une arme de commerce ? Une question à creuser, dans la poésie ammarienne et peut-être dans toute sa façon d’articuler son être à l’art et son être à la vie…
(Publié aussi par jawharafm.net)