Au début des années 1970, un de mes grands oncles fut hospitalisé à Tunis pour une maladie grave. Après plusieurs jours de soins intensifs, et voyant que son état de santé ne cessait de se dégrader, annonçant ainsi une mort inévitable, les médecins recommandèrent à son fils aîné de l’emmener mourir chez lui, parmi les siens. Le malade habitait dans l’une des grandes fermes qui environnaient la ville de Jendouba. Pendant tout le trajet, couché sur une civière à l’arrière de la voiture, presque inconscient, il ne pouvait rien voir des paysages qui défilaient. Cependant, quand le véhicule entra sur le sol de la ferme, il ouvrit grand les yeux et huma longuement l’air poussiéreux qui pénétrait par la vitre entrouverte.
« Nous voilà arrivés sur nos terres, dit-il à son fils ! Je reconnais l’odeur de notre campagne, je sens le parfum de nos champs de blé fraîchement moissonnés. N’est-ce pas là le doux murmure de la Medjerda coulant paisiblement sous le pont métallique qui l’enjambe ? Les enfants du douar sont certainement en train de nager et de jouer dans ses eaux fraîches en cet après-midi d’été. Je crois entendre leurs cris joyeux et le son des bulles d’air qui éclatent entre leurs doigts. Oui ! C’est bien notre douar ! Nous passons maintenant devant la maison de Majid ; là c’est celle de Sidi Othmène ! J’entends les bergers rentrer les vaches dans notre étable. Tiens ! Abdelkadèr s’approche ! Nous sommes devant chez moi ! » La voiture s’arrêtait en effet devant la maison du grand oncle.
Un pays, une terre, une patrie, ça s’apprend par cœur comme le fait feu mon oncle avec le sol et les alentours de sa ferme. Un pays, une terre, une patrie, on les sent de loin, on reconnaît un à un leurs échos, leurs odeurs, leurs plus sourds bruissements. Un pays, une terre, une patrie, on les porte en soi comme des gènes de race ou de lignée. Cela se transmet presque naturellement ! L’amour du pays ne se dit pas ; il se vit de l’intérieur, par l’instinct, par chaque goutte de sang dans les veines, par toutes les émotions qui secouent le corps.
Hélas ! Rares, très rares, sont aujourd’hui les Tunisiens qui aiment leur pays, leur terre, leur patrie, de cette noble façon ; qui portent au fond d’eux la Tunisie, comme mon grand oncle portait au fond de lui ses champs, son oued et sa ferme chéris. Que s’est-il passé ? Que faut-il faire pour que le patriotisme soit autre chose qu’un mot creux dans des discours non moins oiseux et mensongers ? Tout le problème est là ! Et ce ne sont malheureusement pas les prochains élus qui pourront répondre à mes deux angoissantes questions !!!