Deux lectures du recueil La Toile aux yeux d’or, de Nefissa Wafa Marzouki
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J’ai personnellement tout lu de Nefissa Wafa Marzouki. Tout ce qu’elle publie passe entre mes mains comme le veut notre solide amitié que renforce encore, depuis près de trois décennies, notre passion commune pour l’écriture littéraire, et prioritairement pour la poésie. Je reconnaîtrais parmi mille un recueil de Wafa tant sa plume, ses tournures, ses images me sont devenues familières. Ce que j’écris ici risque donc de pâtir de ces liens si forts, forcément subjectifs, entre elle et moi, entre son œuvre et moi. Mais Wafa sait, nos amis les plus proches savent aussi, que je me dépars facilement de ma subjectivité chaque fois qu’elle me demande d’évaluer ses textes. L’ami véritable ne trompe pas, ne cède pas à la complaisance. Avec Wafa et ses écrits multiples et divers, c’est comme un serment que je me suis juré: de dire ce que je pense sans crainte d’offenser, étant persuadé que c’est là une preuve des plus belles, des plus tangibles de la sincère amitié qui nous unit.
Je vais donc dire, écrire, ce que je pense vraiment du présent recueil. C’est incontestablement le meilleur que Wafa ait publié. Et il me semble que trois facteurs principaux contribuent largement à lui conférer sa qualité supérieure : d’abord, les pénibles épreuves funestes que la poétesse a subies successivement suite à la perte de son père et de sa mère, personnes très chères auxquelles la lient bien plus qu’une relation de parenté, bien plus qu’un lien de sang. Les poèmes se suivent pour diversement témoigner de la douleur profonde, du deuil inconsolable, qui les ont inspirés. Même les vers qui ne citent ni le père ni la mère ressemblent à une évocation émue de leur mémoire. Tout le recueil porte une trace marquée de cette vive affliction. Cependant, et c’est là une de ses forces singulières, Wafa sait transmuer ses peines en sages leçons de vie, et en puissantes envies de repartir vers l’avant. Les drames intimes et ceux qui traumatisent la Tunisie ne freinent jamais les élans créateurs et recréateurs de Wafa; celle-ci s’arrête certes aux points, aux points de suspension, mais elle croit davantage -et avec la plus sévère et en même temps la plus joyeuse fermeté- aux virgules qui relancent le vers, qui le revigorent et l’invitent à un nouveau départ.
La tendre beauté du recueil doit beaucoup, par ailleurs, à la fraîche expérience picturale entamée depuis peu par Wafa. Il me semble que cette aventure a rajeuni en elle la femme et la poétesse. C’est que le terreau était déjà conçu pour accueillir, à côté de la plume, un mignon pinceau. Et le couple de colorier la vie ; et le recueil de s’assouvir de couleurs. Je vous l’ai dit : Wafa s’interdit de porter le noir, même aux plus sombres haltes de l’existence. Aux tons ténébreux elle préfère le « vert bleu » et « le blanc miel ». Elle nourrit chaque poème d’un abondant « lait de générosité », et plante partout -en peintre néophyte mais passionnée- des roses « par le vent bercées », « une rose républicaine », sinon une rose de Ronsard fiancée au Soleil. Ce n’est donc pas un hasard si le recueil adresse du début jusqu’à la fin, et avec les mots les plus divers, son «salut à la vie et à la pluie». Même quand «l’Art est blessé», même lorsque des mains incultes attentent à la Beauté, les poèmes de Wafa s’empressent de panser les blessures en laissant faire « les mains qui arrosent », «les mains qui caressent » :
Mains de don, non de sang
Mains dépliées, apaisées,
Mains adoucies, non raidies
Mains qui arrosent non qui sclérosent
Mains qui caressent non qui blessent
Mains tendues
Ce qui fait aussi le charme du recueil, c’est sans doute cette légèreté foncière des nouveaux vers de Wafa ; légèreté que la poétesse recherche et revendique pour reproduire un bonheur retrouvé. On dirait que Wafa jubile, plane, en composant ses «vers en roses» et en collectant ses « roses en vers » ; la poétesse n’a rien à cacher en effet, elle est « royalement », « sincèrement », «simplement heureuse ». C’est à peine si elle ne crie pas sur les toits de son monde et sur ceux du nôtre : « Il fait beau dans mon cœur chaud ». Wafa est « fatiguée de la haine qui sévit », et elle voudrait habiller tout ce qui l’entoure de « bleu gaieté », de vert amour, de blanc paix et sérénité. On comprend dès lors pourquoi ce recueil précisément est le plus dansant et le plus chantant de tous ceux que la poétesse a publiés : entre le gazouillis des colibris, au milieu de son jardinet « qui sourit à la naissance des bleuets », à côté de son bac à fleurs « voleur d’émotions », Wafa ne peut que laisser ses vers se trémousser et chantonner. Désormais, elle habite « Rue de la Paix », rue de cette paix en soi, avec soi, et avec les autres. Paix d’une femme combative, aimante malgré les faussetés ambiantes, solidaire de toutes les causes humanistes, patriote dans la moelle et dans le sang. Paix enfin d’une Tunisienne « dans sa Nature immergée ».
2
Personnellement, je n’aime pas dater mes poèmes, ni les signer chaque fois; ils sont tous ensemble, répartis entre divers recueils portant mon nom ! Cela me semble suffire !
Chez Nafissa Wafa Helali Marzouki, le nom est incontournable; le nom propre, les noms propres, je veux dire! Son lecteur peut s’amuser à les recenser dans chaque recueil et quasiment dans chaque poème de chaque recueil. On peut en dire autant, sinon plus, du réflexe dateur chez la poétesse. En bas de chaque texte, accompagnant le nom (je suis tenté d’écrire “les noms”) de Wafa, une date est immanquablement précisée ! Et presque systématiquement, un lieu est cité comme pour ancrer le poème dans l’Histoire des hommes et dans celle de l’Univers que ces derniers peuplent.
C’est que les poèmes de Nefissa Wafa Marzouki se lisent aisément à travers le paratexte qui les encadre et qui, souvent, en oriente la lecture et l’appréciation. J’ai donc choisi de vous parler de Wafa (c’est le seul prénom que, dans la vie, j’utilise pour la désigner) en étudiant ces éléments en apparence surajoutés et qui semblent, pour cela, mineurs dans l’appréhension d’un texte ou d’une œuvre entière, alors qu’ils peuvent tout dire sur le poème, sur la poétesse et sur l’univers si riche et si complexe de celle-ci.
Wafa tient à SES noms et prénoms comme à une somme de peaux dont elle s’enveloppe elle-même et dont elle couvre ses poèmes : ils font partie de son identité plurielle, de son cosmopolitisme particulier, de sa propre universalité. En signant les textes, Wafa prend soin d’associer d’autres auteurs invisibles (et pourtant si présents et si évidents) de l’œuvre : Wafa est bint (fille de) Souk el Arba, Jendouba, Khaznadar, Tounès, Bardo, Cyr, Palmyre, New-Delhi, Capri, l’Algérie, le Maghreb, l’Afrique, l’Italie, la Planète Terre, l’Univers incommensurable. Elle est bint ce monde, citoyenne du monde tout autant qu’elle est bint la Tunisie du pain chaud!
Wafa est bint (fille de) Si Touhami (son père biologique) et bint Habiba Mokrani (sa mère génitrice), bint une Kabyle, mais aussi bint George Sand, et presque automatiquement bint tous les écrivains et poètes qui l’inspirent et auxquels elle dédie ouvertement ou discrètement ses poèmes (Ronsard, Chénier, Vigny, Lamartine, Hugo, Apollinaire, Sagan, Aragon, Camus, Alain, et tous lesautres). Wafa est tante de Meryem, mère mère, mère et encore mère, sœur de Lotfi, d’Ali et de Rémy, sœur de Sœur Teresa, sœur de Lina M’henni et de Abyr Ghazouani ! Elle est sœur et amie férue de la Mer, elle est sœur et amie de la Rose, de toutes ses roses, et des roses peintes par ses amies artistes “co-auteures” de La Toile aux yeux d’or !
La voilà, la Toile du titre qui réunit ce qu’il y a de plus cher et de plus précieux aux “yeux d’or” de Wafa. Cette dernière écrit quelque part : “Nefissa Wafa Marzouki néé ici” ! Elle écrit aussi quelque part ailleurs “Nefissa Wafa Marzouki Anywhere out of the world” ! Elle écrit encore “Nefissa Wafa Marzouki ici et ailleurs” ! Le poème s’enracine ici et partout ailleurs, il est dans son tour du monde des joies et des douleurs, des triomphes et des défaites, des rêves et des désillusions !
Contrairement à ce qu’on peut penser au premier abord, le paratexte est délibérément mobile, voyageur, nomade dans les recueils de Wafa! C’est tout l’opposé de la fixité et de l’unicité ! Il fait lui aussi son tour du monde des rencontres humanistes et humanitaires ! Même lorsque la poétesse signe “Wafa seule “! Il célèbre la vie, il dit “bonjour à la vie” dans toutes les langues : Wafa écrit en français, en arabe, en anglais, en tunisien et surtout dans la langue des roses, des musiques, des Arts, des beautés, des sentiments humains et des nobles vertus; bref, dans toutes ces langues que l’on comprend partout et que l’on parle partout où l’humain est encore préservé : c’est-à-dire en définitive, là où la Poésie résiste et survit à la laideur et à la barbarie !
En datant très librement ses poèmes et en les publiant dans un ordre chronologique non moins affranchi, Wafa semble allègrement gambader entre les escales du Temps : elle saute de 2014 à 2017, de 1989 à 2017, elle revient ensuite à 2015, puis elle ne précise pas du tout de date ! ou alors elle écrit “quelques jours avant le 28”, sinon “un jour avant le jour J” ! Et comble de jonglerie : “un matin de minutes fatiguées” ! Oui, Wafa joue du temps comme elle joue des notes du solfège, ou des lettres de l’alphabet, ou des signes de ponctuation, ou encore de la disposition typographique de ses vers ! Le Temps n’est presque pas tragique chez Wafa, même lorsqu’elle évoque ses plus douloureux ou ses plus nostalgiques souvenirs !
La Mort, l’absence, le départ, la séparation ralentissent la marche du poème sans jamais la freiner. A certains moments, la poésie cède la place à de la prose ou à de la peinture et l’on croit le recueil achevé ! Puis, au moment où l’on s’y attend le moins, le poème réapparaît comme pour prendre le dessus sur les parenthèses autrement poétiques !
Sur la couverture du recueil comme à l’intérieur du livre, prose, poésie et peinture font matière commune dans le seul but de dire : “ceci n’est pas un recueil”, mais plutôt, “ceci est un seul et même poème” ! Celui d’une poétesse en devenir, celui d’une “bint” pétrie de vie et d’espérance, celui d’une fille écologiste qui aime être en paix avec elle et avec le monde, celui d’une fille de ce monde qui a choisi son camp, et qui aime être Poète dans un monde qui pourtant honore de moins en moins les poètes et la Poésie !
Badreddine Ben Henda