Radhouan Briki
Le mot « chien » s’emploie dans plusieurs locutions, entre autres, par opposition à « loup ». De toutes ces locutions, celle « Entre chien et loup » illustre sans doute le mieux cette opposition, qui, examinée de près, recèle une ambivalence édifiante sur bien des plans. Elle désigne l’heure ou le moment de la journée où il fait trop sombre pour distinguer un chien d’un loup. Le chien symboliserait le jour, alors que le loup serait le symbole de la nuit. Comme le jour, celui-là nous guide vers des horizons clairs, certains et rassurants. Comme la nuit annonçant une menace, celui-ci amène peur et cauchemars. Plus précisément, « entre chien et loup » désigne « l’intervalle qui sépare le moment où le chien est placé à la garde du bercail, et le moment où le loup profite de l’obscurité qui commence pour aller rôder à l’entour ». La chute du jour avertit le berger que le loup ne tardera pas à sortir du bois. C’est à ce moment-là qu’il lâche son chien et le met en sentinelle. Un loup ne se déplace pas toujours seul. Après le coucher du soleil, le ciel s’obscurcit, c’est une horde de loups qui repart à la recherche du troupeau. Ces loups se déplacent en file indienne, les uns derrière les autres, queue à queue, d’où l’expression « à la queue leu leu », quand on sait que « leu » est l’ancien nom du loup.
Au figuré, « loup » désigne une personne avide, brutale et cruelle. Même si, à en croire le proverbe, « il se met à bêler, le loup reste un carnassier. » L’expression « loup-garou » désigne le « personnage mythique et maléfique, tenant généralement de l’homme et du loup, qui est réputé errant la nuit ». La locution « courir le garou » est synonyme de « courir les aventures la nuit ». La locution adjectivale « de loup » se dit de tout ce qui évoque le loup. On dit, par exemple, « dents, yeux…de loup », mais aussi « faim /appétit de loup ». Parallèlement, le syntagme « de chien » spécifie un aspect physique, moral ou des comportements humains, comme dans « un air/ des yeux de chien abattu », ou encore « temps/ froid de chien ». Dans « mener une vie de chien », le syntagme « de chien » exprime toujours l’idée de difficulté et de peine. « Depuis l’ancien français, “chien” a pris un sens figuré fortement péjoratif. » Appliqué à un homme, il est synonyme de « très avare ». Appliqué à une femme, le substantif « chienne » exprime « une image de réprobation sexuelle ». En revanche, dire d’une femme qu’elle a du chien, c’est mettre en évidence son charme et son élégance.
L’ambivalence que sous-tend la locution « entre chien et loup » atteint son paroxysme lorsque cette locution signifie, au figuré, « au crépuscule », et désigne le moment « le plus sombre où l’on ne peut plus, — comme dans la gueule d’un loup –, ou pas encore, discerner exactement les choses ». C’est au sein du mot « crépuscule » lui-même que résident le flou, l’incertitude et l’ambivalence. « Crépuscule » désigne, en effet, la « pénombre qui suit le coucher du soleil ; mais il se dit aussi du moment qui précède son lever. Le terme « pénombre », lui, a d’abord été employé en physique pour désigner « la zone de la Lune où la lumière du Soleil est interceptée en partie ». Il a changé ensuite de domaine ; il est relevé fréquemment en peinture pour désigner « le point où l’ombre, s’associant à la lumière, établit le passage du clair à l’obscur ». Dans cette double perspective artistique et poétique, le moment du crépuscule nous fait vivre deux moments en un seul. Ce moment, qui semble figé, nous offre une sensation si intense qu’il recouvre et enveloppe toute l’immensité de l’univers en une seule et unique vérité. On ne saurait le décrire ; il faut juste le ressentir. Aube et soleil couchant, tour à tour, et tout à la fois ! Moment d’espoir et d’appréhension, d’éclosion et de déclin… Zone du « presque » et de l’« à peine », de l’inchoatif et du terminatif… Espéranto poétique, par excellence !
Au crépuscule, la vie, toute la vie, palpite et s’agite ; le « soir rêveur mêle, en les emportant sur des ailes obscures, / les prières des morts et les baisers des vivants. » (Hugo). Au crépuscule, les bons anges s’associent aux fantômes puissants, le corporel et le spirituel se touchent du bord. Le début et le terme se confondent et s’entrelacent. Harmonie de soir ! Le corps s’immobilise dans l’ombre du corps, tout comme « l’air dans le ciel, et la mer dans la mer » (Baudelaire). Gestation, résurrection, torrent universel. Silence solennel et incommensurable !
Il n’est pas jusqu’au mot « renard » qui n’exprime l’idée d’ambivalence autour de laquelle s’articule ce billet. Le renard est une espèce de mammifère carnassier, voisin du chien et du loup. Du point de vue rhétorique, « renard » peut être considéré comme une antonomase lexicalisée. « Il résulte de l’emploi, comme nom commun, de Renart, nom propre du héros éponyme du Roman de Renart. “Le terme actuel de renard, pour désigner l’animal, n’est autre que le prénom Renart donné au goupil, héros malin de ce roman”. » Si le loup est la bête féroce redoutée des bergers comme ennemi juré des agneaux, le renard, lui, est l’animal malicieux redouté des paysans comme prédateur de la volaille. L’image du renard est associée à la flatterie, au mensonge et à la ruse. Au figuré, « renard » désigne un homme flatteur, fourbe, qui passe maître dans l’art de la tromperie. Et « tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute. »
Ces quelques exemples incarnent l’idée d’ambivalence elle-même, c’est-à-dire du « caractère de ce qui se présente sous deux aspects différents, avec une idée d’ambigüité ». Cette ambivalence caractérise l’espèce humaine elle-même, qui comporte aussi bien des hommes que des loups, des renards et des chiens. Dans ses Fables, La Fontaine se sert des animaux pour instruire les hommes. Diderot estime, quant à lui, que « dans la nature, toutes les espèces se dévorent ; toutes les conditions se dévorent dans la société ». « Les chiens, qui s’abattent entre eux, s’unissent contre le loup. » Mais, « qui veut faire brebis les autres, le loup le mange. »