Dans sa section Histoires, libellée « Mémoire pour l’avenir », suite à la suggestion de certains de nos lecteurs et de nos sympathisants, nous ouvrons une rubrique spéciale appelée : « Fragments autobiographiques ». Aujourd’hui nous y publions un texte de Bassem Ben Ahmed Mehouachi, en fonction aux Emirats arabes unis.
Histoire de notre ancêtre : SALAH BEN DHIF ALLAH alias BOUASSIDA
Je m’appelle Bassem Ben Ahmed Ben Mabrouk Ben Ahmed Ben Salah Ben Dhif Allah Ben Alaya Ben Mabrouk. Depuis ma plus tendre enfance, j’entendais les gens au village crier, à moi, comme à mes frères et mes cousins du côté paternel “Fils de Bouassida!”. Ils le disaient avec un air sarcastique et arrogant, comme pour nous rabaisser et nous insulter. Ils ont même nommé la ruelle dans laquelle habitaient mes deux oncles et ma tante “La rue de la famille BOUASSIDA”. Le mot “Assida” renvoyait à un plat traditionnel de bouillie de farine, qu’on arrosait avec l’huile de l’olive ou du beurre fondu et qu’on préférait manger le matin en hiver. Ça donne de la chaleur partout dans le corps. Néanmoins, tous les éventuels bienfaits nutritionnels de cette bouillie ne sauraient jamais ôter de mes pensées l’outrage et l’humiliation que je sentais à chaque fois on prononçait ce sobriquet devant moi. La seule idée qu’on attribuait à ma grande famille un nom d’aliment, par moquerie, me torturait. Et pour être encore plus franc, c’était l’une des plus dures épreuves de ma vie d’enfant ! Je pense que je n’étais pas le seul à endurer ce terrible moment d’angoisse et d’intimidation. Mes petits cousins en ont beaucoup souffert également.
Cependant, la réaction de mon grand-père Mabrouk était toute autre. Quand les gens l’appelaient BOUASSIDA, il souriait et laissait apparaitre sur son visage ridé une profonde expression de plaisir voire d’enchantement. Il prenait quelques moments à sourire avec ses yeux qui brillaient sous les plis de l’âge. Il agissait comme si le nom BOUASSIDA, que nous prenions pour un sobriquet humiliant, représentait pour lui une source de fierté. Cette attitude bizarre et et inattendue de sa part, avait engendré en moi un sentiment de stupeur. Et je sentis comme envahi par une vague de curiosité. J’étais impatient de connaitre le secret de cet enchantement qui remplissait la personne de mon grand-père à chaque fois quelqu’un l’appelait BOUASSIDA.
Dans les années quatre-vingt-dix, mon grand-père louait une petite maison au centre du village. C’était pour moi et pour tous mes cousins le meilleur refuge en cas de faim, de dispute, de peur ou même de punition parentale. Nous nous y évadions toujours en cas de besoin. Et nous y retrouvions mon grand-père toujours avec son expression de sérénité et son silence d’aigle accumulé après de longues années de guerre et de dure labeur, allongé dans son coin alors que ma grand-mère toujours prise dans sa besogne, préparant à manger, faisant du thé ou nettoyant sa petite maisonnette. Les deux vieillards nous recevaient, nous leurs petits-fils, toujours avec un grand plaisir. Ma grand-mère nous donnait à manger et elle nous servait du thé aussi. C’était toujours trop sucré mais pour nous c’était un délice ! Elle demandait toujours auprès de nos parents, et voulait prendre de nos nouvelles.
Les heures où mon grand-père était de bonne humeur, il se mettait à nous raconter ses années de guerre et les aventures qu’il a vécues dans les bataillons du Général De Gaulle et plus tard dans l’armée d’Hitler, il se rappelait ingénieusement de tous les détails et exprimait toujours son grand respect pour la personne d’Hitler comme pour celle De Gaulle. C’est un peu paradoxal mais l’ancien combattant avait ses raisons. Mon grand-père ne manquait jamais l’occasion pour rappeler qu’il n’avait jamais choisi de rejoindre les troupes en guerre, et que les Français l’y avait forcé. A l’époque, il était déjà orphelin de père et de mère et devait prendre soin de son frère Alaya et de sa sœur Baya, tous deux moins âgés que lui. Et l’idée de les abandonner à l’âge de fleurs, tous seuls, déchirait son cœur. Les soldats Français avaient refusé d’entendre tout cela, ce n’était pas pour eux le temps de considérer les cas humains et de mêler les sentiments à leur principale mission, à savoir la libération de la France. Peu importe la souffrance des autres !
Mon grand-père poursuivait le fil de ses souvenirs en soupirant. Il avait demandé la permission aux soldats pour se rendre à la ville de Teboursouk, là-bas il connaissait un grand agriculteur, à qui il avait confié sa sœur et son frère qui furent immédiatement recrutés pour travailler comme femme de ménage pour Baya et berger pour Alaya. Mabrouk BOUASSIDA avait pleuré tout le long du chemin de retour. L’idée que peut-être il n’allait plus jamais revoir son frère et sa sœur, les seuls à rester en vie de toute sa famille, le martyrisait. Cet incident douloureux avait rempli son cœur de haine contre les Français et commença à partir de ce moment à penser à la vengeance. Il avait passé plusieurs jours et nuits en bateau dans l’inquiétude et la peur d’être bombardé par les avions des armées de l’axe, jusqu’à ce qu’ils embarquassent à Marseille. Tout de suite, il avait suivi un court entrainement sur les armes légères et avait été vite affecté sur la ligne de feu dans la région d’Alsace-Lorraine, le point essentiel du conflit franco-allemand. Pour mon grand-père, c’était à la fois un destin morbide mais aussi un coup de chance énorme d’être affecté à cette région. C’était l’occasion ou jamais d’exécuter son plan de vengeance contre les Français. Il avait participé, à contrecœur, dans quelques batailles au rang des Français, et une nuit il était sorti en cachette cherchant entre les cadavres un allemand. Dès qu’il en a trouvé un, il le déshabilla, mit son uniforme et partit pour rejoindre les allemands. Il avait vécu ce moment de défection et de ralliement de l’armée ennemie, celle d’Hitler, avec un sentiment de jouissance et de victoire et à mesure que ses pas avançaient dans la noirceur de la nuit, l’image de son frère et de sa sœur flottait de plus en plus claire devant ses yeux.
Dans quelques jours, mon grand-père était dans le champ de bataille mais cette fois-ci au rang des allemands. Il fut grièvement blessé au dos, et son capitaine décida de l’envoyer dans le service de ravitaillement où il restait jusqu’à la fin de son service militaire. A Berlin, il fit la connaissance de Riath une jeune allemande, blonde aux yeux bleus. Ils se marièrent et eut un enfant qu’ils convertirent « Mattias ». cette rêverie n’avait cependant pas duré longtemps. Mon grand-père se rappela qu’il était encore en vie, que la guerre prit terme, et qu’il avait un frère et une sœur qu’il devait retrouver après cinq années d’absence. Il proposa à sa femme allemande de l’accompagner en Tunisie mais elle refusa. Alors il lui fit ses adieux et repartit à son pays natal. Il chercha d’abord son oncle du côté maternel Sassi avec qui il revint à l’agriculteur de Teboursouk pour récupérer son frère et sa sœur. Mais à sa grande surprise, il apprit que l’agriculteur était mort et que son frère et sa sœur étaient pris par d’autres familles, sans aucun autre détail. Mon grand-père gémit sous le choc et se plongea dans une longue et dure recherche. Après de longs mois de recherche, de renseignement et de durs efforts, Mabrouk trouva sa sœur. Quand il la revit pour la première fois après toutes ses longues années, un frisson courut le long de ses membres. L’image de sa petite sœur Baya, qui n’avait pas encore fêtée ses quinze années, au corps maigri et au visage ridé, le terrorisa. Elle était devenue une grande fillette vulnérable et épuisée à cause du rude labeur et de maltraitance inhumaine, chez une famille d’aristocrates sévères et esclavagistes. Mabrouk n’allait jamais rentrer sans elle, quel que soit le prix ! On l’obligea à payer une grosse somme d’argent contre sa liberté. Il l’honora rubis sur l’ongle grâce à la fortune qu’il avait ramenée de l’Allemagne après la guerre, et dont personne ne sait rien. Quelques semaines plus tard, quelqu’un le renseigna sur le lieu où se trouvait son frère Alaya, pas loin de la ville de Medjez El Bab. Sans attendre, il se rendit tout de suite au village ou son frère travaillait pour le compte d’un agriculteur réputé et le récupéra.
Dans quelques semaines, Mabrouk fut remarqué par le célèbre Mohamed Belhadj un cheikh respecté au village et qui « portait le Coran ». On disait aussi qu’il maîtrisait la « lecture des prénoms » : une sorte de magie occulte qui nécessitait un rapport avec les djinns. Mais l’homme était connu pour sa générosité et sa droiture. Il s’approcha de mon grand-père, le salua et parlèrent un peu de la dure expérience de la guerre. « Medeb Belhadj » (c’est comme ça qu’on l’appelait) était fasciné par le courage et l’honnêteté de cet homme qui surmonta seul toutes les difficultés, reconstruit son foyer familial et recommença toute sa vie à zéro. Il eut soudainement la brillante idée de lui proposer de prendre l’une de ses filles en mariage. En entendant la proposition, Mabrouk sentit que son cœur sursauta et que son âme allait voler très loin. Tout son être était inondé de joie. Ses yeux s’illuminèrent et rêva un instant : enfin une femme dans le foyer. Elle sera pour lui une mère, une femme et une fille. Enfin, il mangera du potager chaud et du pain de blé ! Il hocha sa tête au cheikh comme signe d’approbation et rentra vite pour commencer les préparations.
Dans quelques jours, des noces sobres et un dîner festin offert aux habitants du village prirent lieu devant la chaumière de Bouassida. « Anès » ou Agnès la fille aînée de Medeb Belhadj fut choisie pour être la mariée. On ne sait pas trop si elle était satisfaite de cette décision ou non. L’essentiel, des jours heureux commencèrent à couler pour Mabrouk BOUASSIDA. Malencontreusement, quand celui-ci crut retrouver le bonheur familial avec sa jeune épouse, son frère et sa sœur, et pouvoir ainsi commencer à labourer la vaste terre qu’il a héritée de son père et de son grand-père, le destin s’acharna contre lui encore une fois. Une nuit d’hiver trop obscure et où la pluie s’abattait violemment sur la misérable masure de Mabrouk, Cheikh Mohamed, un marabout voisin et un proche de la famille, emmena ses ouvriers et ses fils. Ils étaient presque vingt personnes. Ils l’attaquèrent aux bâtons devant les yeux de sa femme, son frère et sa sœur. Ils l’assommèrent comme des charognards. Cette atroce scène d’agression dura quelques minutes tragiques. Mon grand-père était terrassé et tabassé, ses larmes coulèrent à flots, mais Cheik Mohamed se réjouissait de ce spectacle, et il tournait autour de lui, en enfonçant la pointe métallique aiguisée de sa béquille, droit dans le dos, et en murmurant avec sarcasme « Voyons un peu ! pourquoi tu pleures mon petit ! On a volé ton épouse ou quoi ? ». Ces mots perçaient droit dans le cœur, ils avaient l’effet de foudre sur mon grand-père, des centaines de fois plus que l’agression même. Mabrouk BOUASSIDA avait le corps tout rouge de sang avec des fractures par tous ses membres. Après l’avoir abattu, les charognards le jetèrent dans la boue et ordonnèrent à son épouse et à son petit frère Alaya de le prendre immédiatement et d’aller habiter à El Welja, l’unique et la seule terre restée à Mabrouk BOUASSIDA, d’une superficie de quatre hectares, alors qu’il avait hérité au départ de ses ancêtres environ soixante-dix hectares. Ils ont confisqué toute sa terre par la violence et la malignité.
Mon grand-père essaya de dépasser tous ces calvaires, et investit le reste de son argent dans la culture de la terre. Il travaillait entretemps chez les grands agriculteurs à la moisson. Il conduisait leurs troupeaux aux souks hebdomadaires où prospérait le commerce des animaux de ferme, le tout pour une paie insignifiante. L’essentiel pour lui était de pouvoir gagner du pain à sa petite famille.
A chaque fois où mon grand-père revenait sur tous ses souvenirs douloureux, ses yeux se remplirent de larmes. De larmes ? Oui de larmes, malgré son âge et après toutes ses années, les plaies dans son cœur étaient toujours béantes. Dieu sait que nous avions partagé avec profond émoi et avec sincérité inouïe son chagrin et sa déréliction. Jusqu’aujourd’hui, je crois encore que mon grand-père avait laissé un grand morceau de lui en moi. Comme par mystère ou par miracle, une grande partie de sa mélancolie fut transmise à mon âme. Mon grand-père avait sur son visage les traits d’une beauté masculine rare, que les longues années de guerre et d’injustice ne purent effacer. Il avait un visage ovale avec un nez pointu et une petite bouche fine. Et quand il levait ses yeux, jaillit son regard perçant d’aigle solitaire.
Bassem Ben Ahmed Mehouachi
Fragment extrait de « mémoire en détresse » (roman)