« JeDeYa » une plongée dans la mémoire du corps
Entretien avec le chorégraphe Sofian Jouini
« JeDeYa » est une chorégraphie créée et interprétée par Sofian Jouini.
Sofian Jouini, grandi entre la Tunisie et la France, découvre le Breaakdance à l’âge de 15 ans et crée sa première pièce chorégraphique à 21 ans. Depuis sa pratique s’est enrichie de texte, de théâtre, de mémoire corporelle et d’arts martiaux. Ses thèmes de prédilections sont la transmission, la transformation et l’hybridation du corps.
« JeDeYa » est une plongée dans la mémoire du corps, dans cette mémoire tans-générationnelle et transgenre qui nous constitue.
« JeDeYa » se joue en quadri-frontal, l’espace scénique est l’endroit où nous nous retrouvons toutes et tous. Un seul espace occupé et structuré autour de cet objet plurimillénaire d’origine sumérienne qu’est le Taboun. Nous avons rencontré le chorégraphe Soufiane Jouini, lors de la cinquième édition des Journées Chorégraphiques de Carthage, et nous avons eu cette conversation avec lui.
FD : « Jedeya » est un retour vers une mémoire corporelle, qui incite la mémoire générationnelle à revisiter sensuellement et conceptuellement notre passé ?
SJ : « Jedeya » est effectivement un voyage dans la mémoire du corps. Je pars de l’idée que la multiplication cellulaire permet une transmission de la mémoire des corps à travers la généalogie, nous pouvons ainsi remonter loin dans notre histoire, avant même que celle-ci ne s’appelle histoire. Ainsi nos corps contiennent la mémoire des corps de nos aïeux, non sous la forme de récit mais plutôt de sensations, de profils métaboliques et sensoriels et bien sûr de caractéristiques physiques. Je n’opère plus de dichotomie entre la Nature et la Culture, je suis désormais convaincu que l’une et l’autre se contiennent mutuellement, comme des poupées russes infinies.
FD : Le retour c’est la nostalgie, et la nostalgie est un retour vers la douleur, n’est-ce pas ?
SJ : Je ne suis pas nostalgique, pour moi le retour dans le passé à travers le souvenir et la mémoire est un phénomène joyeux. La joie de célébrer et de rendre hommage à des modes de vie qui nous ont permis d’advenir et ainsi de rendre ces mêmes modes de vie obsolètes. Il n’y a ni regret ni image d’Épinal d’un monde qui aurait été mieux avant, j’ai assez côtoyé ma grand-mère et d’autres personnes âgées dans d’autres parties du globe pour être persuadé que la vie est plus agréable aujourd’hui.
Justement à cause de la douleur physique que provoquaient toutes les pathologies induites par le labeur aux champs, à l’absence de machines, par la charge physique. Aujourd’hui les corps sont plus émancipés des contraintes dues à la survie et la place et les droits des femmes a heureusement évolué. La douleur tient donc une place dans mon travail mais elle est plutôt l’antidote de la nostalgie, nous ne vivons plus aujourd’hui comme hier, c’est magnifique.
FD : Le corps a une mémoire forte et la danse l’amène vers le processus de mémorisation ?
SJ : Oui, je pense que chaque corps contient la mémoire des corps dont il émane et celle de toutes les formes de vie qui l’ont précédé dans l’évolution de la vie sur terre. Il n’y a qu’à voir les réflexes des nouveaux nés qui nous rappellent que nous émanons des primates et avant ça de formes de vie aquatiques. Tout ceci est présent, tout le temps avec nous, un patrimoine qui dépasse notre entendement, un patrimoine qui fait qu’aujourd’hui nous sommes cette forme de vie que l’on nomme homo sapiens.
La danse, dans sa dimension rituelle, méditative, par le biais des changements d’états de conscience notamment avec la transe, permet d’accéder à ces mémoires. En fait, dans l’absolu, nous ne créons rien, nous ne faisons qu’essayer de réinterpréter des mémoires corporelles indéchiffrables.
FD : Le spectacle combinait l’expressionnisme corporel contemporain avec l’originalité et l’authenticité de l’idée.
SJ : J’essaie de rester dans une zone floue entre la réalité et l’imaginaire. Je n’aime pas l’idée que les choses devraient être claires, limpides et assignées à résidence. Je pense que c’est manquer de respect à la réalité que de prétendre que celle-ci est évidente. Partant de là, j’essaie de placer l’imaginaire ailleurs que là où on l’attend. Dans « Jedeya » je fais donc du vrai pain dans un vrai four, ma fatigue est réelle, les moments de faiblesse et de mise à nue sont réels. On a trop joué au spectacle, tellement que nous avons perdu cette chose essentielle qui est que l’imaginaire est LA force motrice de la vie sur terre telle que nous la connaissons. Le monde est flou dit mon ami Guillaume Bariou et je suis d’accord avec lui, Hushpuppy dans « les bêtes du sud sauvage » dit aussi la même chose avec d’autres mots.
FD : La sémiotique du four révèle le passé, mais le pain indique la vie. Comment le dialogue a-t-il été entré dans les temps et les lieux ? Est-ce une recherche de compréhension, de statut ou de sens ?
SJ : L’écriture de cette pièce est multiple, l’une d’elle est ésotérique. Dans cet aspect de l’écriture, le four est le centre d’un vortex mémoriel, une porte inter-dimensionnelle qui amène celui ou celle qui fait le parcours physique à accéder à des mémoires qui ne lui appartiennent pas. S’opère donc un voyage dans le temps à travers la mémoire de son propre corps. Nous aurions tendance à croire, du fait que nous soyons en vie, que tout ce que nous contenons est vivant, mais il existe des choses mortes en nous, des choses d’un autre temps, des choses sur lesquelles nous nous appuyons physiologiquement ou psychologiquement qui auraient plus à voir avec des ruines archéologiques. Notre coccyx par exemple est le vestige d’une queue.
Nous pouvons à tout moment conscientiser, convoquer ainsi ces choses mortes et les ramener à la vie en nous ou nous pouvons les laisser se sédimenter.
Le pain est bien évidemment symbole de vie, il est lui-même vivant, il inspire et expire, il lève. Il est aussi le symbole de la sédentarisation de l’humain, il marque ce tournant éminent dans l’histoire de l’humain. Le blé, par le biais du pain, est cette forme de vie qui a domestiqué l’homme, le forçant à évoluer.
FD : La danse contemporaine poussée dans un espace traditionnel, et la scénographie était traditionnelle, tandis que le corps était libre, en rupture avec les systèmes traditionnels ? Cela fait-il partie de votre travail sur le concept de corps hybride ?
SJ : « La science-fiction est la tradition de l’étranger » Je crois que c’est de Lovecraft. Il suffit de faire bouger sa perspective d’un angle infime pour que ce qui paraissait jusque-là usuel et traditionnel se révèle sous un jour insoupçonné. J’ai la chance d’être l’enfant d’un couple mixte, d’avoir construit mon monde sur deux réalités se définissant comme différentes. Ma vie est construite sur ce bi-phasage psychologique, linguistique, sémantique. C’est une source de parallaxe intarissable. Je m’égare, mais pour répondre à votre question, je dirais que le corps est intrinsèquement hybride, que je ne fais que l’accepter ainsi et le mettre en mouvement.
FD : Nous avons remarqué un travail conceptuel sur l’espace, la couleur, le corps et le mouvement de la danse. Mais était-ce possible par une intuition intime du temps ?
SJ : Le travail sur l’espace découle d’une volonté de provoquer chez le spectateur une empathie kinesthésique, qu’il en arrive au point où il expérimente neurologiquement ce que je vis au plateau. Une volonté de casser la frontière esthétique qui peut mettre à distance en privilégiant un aspect plus intellectuel. Je m’adresse au sensoriel et au symbolique. Dans ce sens l’espace nous rapproche et neutralise toute velléité de contrôle du point de vue, dès lors, l’aventure ne peut être que sensorielle. Le sensoriel peut à son tour déboucher sur le symbolisme et la magie.
Je crois que l’intuition intime du temps m’évoque son caractère organique et physiologique. L’expérience vécue en termes de fatigue et d’épuisement étant réelle, la source de la gestuelle étant quasi documentaire et la proximité de l’audience étant telle que le temps de la pièce en devient cohérent.
FD : La danse est l’aventure du corps, un langage silencieux qui pousse à penser et à aimer la vie. Le danseur ne semble-t-il pas souffrir autant qu’il crée ?
SJ : La souffrance créatrice est un dogme d’héritage christique d’un monde révolu, bientôt mort, je préfère ne pas le cultiver. Le conditionnement de la jouissance du fruit du travail à la douleur est à mon avis aujourd’hui un leurre qui fut un temps vrai, qui a fait long feu depuis et beaucoup de dégâts humains et écologiques. Comme le dit le philosophe Achille Mbembe
« Nonobstant les nationalismes et les ethno-nationalismes, la terre appartient à tous les vivants et nous en sommes tous des ayants-droit ». L’artiste ne souffre pas spécialement plus qu’un autre, d’ailleurs l’artiste n’est pas qu’un artiste, cette définition ne le contient pas, ainsi toute personne expérimente au cours de sa vie des moments d’ordre symbolique, onirique, mystique. Je me considère plus comme un vers de terre, ou un asticot. Un transformateur de matière existante. Dans « Jedeya », la gestuelle vient de ma grand-mère Fatma Jouini, mais aussi de vieilles femmes rencontrées dans le Finistère breton, Mme Leverge, Mme Bodilis, Mme Lebreton entre autres.
FD : Beaucoup de gens ne font pas la différence entre la danse moderne, la danse contemporaine, la danse chorégraphique et l’expression corporelle. Comment définissez-vous ces concepts ?
SJ : Je dois vous avouer que je fais partie de ces beaucoup de gens. Tant par ignorance que par volonté de me défaire des nomenclatures. Pour le coup là c’est du manque de culture, je ne sais pas ce que veulent dire ces termes. Je ne sais même pas ce que le terme danse signifie, enfin je me refuse à assigner à ce mot une définition claire. Le monde est flou, je préfère le monde flou, les mots flottants, les incertitudes. A une époque j’ai su ce que voulait dire ce mot, maintenant les gens dans la rue dansent lorsqu’ils vont faire leurs courses, les insectes dansent dans l’herbe, les oiseaux dans les airs ou sur les fils électriques, le rythme est partout, l’imaginaire aussi, la réalité n’existe pas, le monde est flou.
FD : Comment évaluez-vous la réalité de la danse en Tunisie par rapport à son homologue en France et dans le monde ?
SJ : Mes connaissances ne sont pas assez vastes pour pouvoir répondre à cette question, j’en suis désolé.
FD : Bien que tu habites en France, tu crées sur l’impact de la mémoire et de l’histoire. A quel point ce passé ressemble-t-il à un trésor que beaucoup ont oublié ?
SJ : De trésor, je pense que ce passé n’a la valeur que d’une mise en garde d’un endroit de nous-mêmes ou de notre histoire où il faut essayer à tout prix de ne jamais retourner. La pénibilité de la subsistance, l’asservissement des femmes, l’illettrisme, la superstition, le manque de connaissances scientifiques. C’est un trésor dans le sens où si nous connaissons cette époque, nous savons alors pourquoi il ne faut pas retourner dans ce monde. Par contre si nous l’ignorons, alors il peut advenir à nouveau, là on aurait perdu. Par ailleurs, c’est un trésor intime de partager avec nos proches les récits de vie de celles et ceux dont nous émanons. Ici la valeur est moins socio-politique que sentimentale mais sert d’autant plus une évolution commune vers un avenir meilleur en permettant aux individus de s’approprier leurs histoires.
Interview réalisée par Faouzia Dhifallah