Aujourd’hui plus de six mille docteurs sont en état de chômage et plus de 13 000 étudiants préparent leur thèse sans avoir la possibilité d’être un jour facilement embauchés. Cette situation dramatique des jeunes chercheurs nous conduit à nous demander s’ils ont bien fait de s’engager dans la préparation d’une thèse de doctorat. Qu’éprouvent le père et la mère d’un docteur en voyant leur enfant, dont ils sont fiers, dormir dans la rue devant le Ministère de l’Enseignement Supérieur parce que le nombre de postes à pourvoir est dérisoire et qu’il n’a pas d’avenir ? Quelle déception et quelles souffrances pour tous ces parents ! Qu’éprouvent les docteurs pris au piège de cette situation après avoir consacré les meilleures années de leur jeunesse à des études studieuses et à des recherches très dures, très couteuses et très épuisantes ? La thèse va-t-elle devenir une malédiction dans notre pays ?
Remarquons que le doctorat n’est pas toujours le résultat d’un choix réfléchi et personnel, mais il est le produit d’une situation objective déterminée par le contexte général du pays. En effet, quand un étudiant termine trois années d’étude à l’université, il est certes titulaire d’une licence mais sans boulot. La situation économique du pays ne permet pas son accès aisé au travail. Que va-t-il faire ? Rester à la maison ? Rester à l’université ? En poursuivant ses études, il donne un sens à sa vie, il évite provisoirement d’être considéré comme un chômeur ; il peut continuer à jouir de l’aide de ses parents et de l’état. De plus, il est fier de pouvoir s’inscrire en mastère, il doit être parmi les meilleurs de sa promotion pour que sa demande soit acceptée.
Or, nous savons qu’il est impossible de pouvoir préparer un doctorat pour des raisons négatives : chômage, désœuvrement, inactivité, etc. La thèse sera, dans ce cas, abandonnée à la première occasion : petit boulot, mariage, voyage, recrutement dans un collège ou un lycée privé ou étatique etc. En outre, il ne suffit pas de passer plusieurs années à l’université pour être docteur, il faut beaucoup d’efforts et de travail pour atteindre cet objectif. Regardez ceux qui ont soutenu leur thèse, vous allez découvrir qu’ils sont âgés, qu’ils ne portent pas uniquement des lunettes ou des lentilles, mais aussi des traces d’une fatigue chronique, d’un vieillissement précoce, car une thèse épuise physiquement, moralement et psychologiquement, engendre une sensation permanente d’angoisse, de peur de l’échec. Elle dévore le thésard s’il ne se ressaisit pas à temps et s’il n’est pas bien accompagné dans ce voyage. Dans ce cas, sa belle aventure dans la recherche peut basculer en une descente infernale dans la dépression ! Ses parents, son encadreur et ses amis ne pourraient rien faire pour lui. Il doit seul retrouver sa voie dans cette terrifiante traversée de l’enfer. En achevant sa thèse et en ayant l’accord de son encadreur et de la commission pour sa soutenance, il est sauvé. Il est affranchi de « la surfatigue », de la dépression, des souffrances et de l’échec. Il retrouve sa bonne humeur, sa joie de vivre. Il a envie d’embrasser tout le monde, la vie, sa vie. Enfin, il sera docteur et il est fier de le dire et de l’exhiber. Qui ose remettre en cause ses compétences ? Personne. Il sera enfin docteur.
Une thèse c’est comme un enfant dont la gestation, la formation est douloureuse. Elle nécessite non pas neuf mois mais plusieurs années de travail, d’efforts. Au bout du chemin une naissance, une soutenance et un bonheur absolu. Il est légitime d’être fou de joie : le chercheur a pu réaliser son rêve. Il a tenu le coup, il a surmonté tous les obstacles et a eu les félicitations du jury. Quelle joie de vivre ce moment exceptionnel ! Quel bonheur d’être regardé et admiré par sa mère, son père, par tous ses proches, ses professeurs, ses amis. Enfin docteur ! Après tant de souffrance, de fatigue, enfin docteur !
Cependant, cette ivresse ne peut pas durer trop longtemps. Le réveil est brutal. Plus cette joie est immense, plus la déception est grande. Ce docteur est jeune, plein d’ambitions. Il veut travailler, participer au développement du pays, enseigner, encadrer des étudiants, devenir un chercheur enseignant permanent. Il veut aussi satisfaire les demandes de plus en plus pressantes de son père et de sa mère et répondre à leurs questions apparemment naïves : quand va-t-il commencer à rembourser ses dettes ? Quand va-t-il acheter une voiture ? Quand va-t-il avoir une maison ? Va-t-il se fiancer cet été et se marier l’été prochain ? Avec qui ? Leur voisine qui l’attend depuis des années et qui a refusé tous les prétendants ? Sa camarade ? Pourquoi son cousin qui n’a pas pu réussi au bac est-il riche et lui titulaire d’une brillante thèse avec la mention « très honorable » est Pauvre, si Pauvre qu’il demande chaque matin de l’argent de poche à ses parents, à son petit frère, à son cousin ? Sa thèse n’est-elle pas « très Honorable » ? Quelle misère ! Quelle souffrance ! Bon Dieu, il doit sortir de ce gouffre, de cette déchéance et de cette mort très lente. Il ne supporte plus cette vie de Docteur Raté, de Docteur sans avenir.
L’état doit agir rapidement afin de sauver nos docteurs de cette terrible situation en créant des postes, en obligeant les universités privées à recruter des docteurs, en leur permettant d’avoir des postes de chercheurs enseignants permanents en Tunisie et à l’étranger.