Par Mansour M’henni
Quand on a le vice – l’heureux vice – de la poésie, on ne peut s’interdire l’expression d’une délectation due à la lecture d’un recueil qui s’apparenterait au genre ou qui flirterait avec ses moyens. C’est ce qui m’est arrivé à la lecture du recueil Grabuge de Hichem Ben Ammar, sous-titré « textes et fragments. 1990/2020 » et paru aux éditions « Contraste » en 2020.
J’avoue n’avoir pas lu les deux premiers recueils de l’auteur, en l’occurrence L’Idéal atteint (1988) et La Négociation (1990), un retard que je me dois de rattraper et un manquement que je dois réparer aussi tôt que possible. Surtout que ce troisième recueil m’interpelle à plusieurs titres et je me promets de revenir aux trois livres dans un article plus approfondi – si le temps m’en donne la possibilité.
Grabuge est structuré en six sections qui riment avec le titre (Déluge, subterfuge, vermifuge, centrifuge, refuge, transfuge), au son et au sens, et qui construisent un cheminement de l’âme et du poème vers un refuge pour le texte et l’auteur finissant dans un statut de transfuges. Mais nul désespoir à l’issue car : « C’est la fin du poème/ Le début de l’action » (p. 87).
Ce qui est typique de cette poésie, c’est qu’elle joue à l’équilibriste, sur une corde tendue entre l’ancien et le nouveau, l’être et le dire, le clos et l’ouvert, etc. Le tout se joue dans la tentation du bref et du fragment, entre le rythme et sa cassure qui s’avère aussi rythmée mais autrement. Ainsi, tout le recueil fait l’effet d’une série de tableaux sur la scène de la vie où cohabitent et interagissent les êtres et les mots, les gestes et les lettres ; il fait aussi l’effet d’une suite de séquences dans le film de l’existence où l’image est parole aussi sonore et les mots des dessins aussi colorés. Et l’auteur d’être on ne peut plus explicite à ce propos, en s’identifiant à l’acrobate :
« Acrobate ne sait mentir / La danse est ma profession de foi / Le rythme est ma prière / Le mouvement mon ascèse / Et la scène mon espace de recueillement » (p. 84).
Je sens que cette écriture de H. Ben Ammar est à prendre en charge par les études brachylogiques, au vu de plusieurs de ses aspects pratiques et de ses fondements ontologiques. Elle est d’abord foncièrement conversationnelle, et c’est l’essentiel. Conversation entre les différents langages (l’iconographique accompagne le textuel dans ce recueil), les différents modes d’expression, les différentes catégories sociales, les différents êtres de l’univers, entre l’univers physique et concret et l’intuition d’une métaphysique qui est désignée mais d’essence insaisissable. On se souvient alors que Hichem Ben Ammar est à la fois un homme des arts, de la presse, du cinéma et de l’écriture. Cet « être-dire » et « dire-être » multi-dimensionnel nous renvoie interrogativement à la célèbre citation de Rimbaud : « Je est un autre ». De son côté, Ben Ammar dit : « Je me déguise en moi-même » (82), apparemment en contraste, mais profondément dans la cohérence de cet inaliénable détermination de soi par le reflet, en soi, de l’autre qui est toujours un alter ego. Narcisse n’est pas moins présent : « Nous rîmes tant de fois de nous-mêmes / Que nous en fûmes transformés en poème / Rejoignant Narcisse au carnaval du vice » (p. 57). Et la leçon de la vie de se trouver concrétisée dans l’éternelle et mythique image d’Eros et Thanatos inséparablement liés dans la statue ineffable de Janus aux deux visages. « Le synonyme d’aimer est apprendre à mourir » (72). Complicité du Noir et du Blanc qui fait que, à force de parler de sa noirceur, « Le Noir parle de sa blancheur » (60), philosophiquement, optiquement et peut-être aussi mathématiquement. En effet, dans la continuité d’une poésie du milieu du XX° siècle (pensons à Queneau par exemple), celle de Ben Ammar puise ses intuitions dans la logique scientifique autant que dans les interrogations philosophiques. Sans perdre de vue que « L’intuition ignore le plus-que-parfait / Car l’indulgence est la forme la plus sûre / de la tendresse » (p. 58), comme dit dans ce fragment qui, avec l’ensemble des 20 fragments, ainsi nommés et numérotés, il y a à réinterroger la poétique fragmentaire et fragmentale entre la complétude et l’incomplétude, encore une fois dans la perspective néo-brachylogique.
En conclusion provisoire, je dirais que Grabuge est libération d’un être profond dans la poésie comme espace de perdition pour mieux se reconnaître, pour enfin se connaître. C’est pourquoi on y retrouve les échos retentissants de poètes de la rupture et de l’innovation, de la modernité ininterrompue, Baudelaire, Rimbaud, Char, Queneau, etc. On y retrouve surtout la poésie comme ultime destin, « Je suis définitivement poète » (p. 13), cette poésie qui ne dure que dans et par l’instant fugitif qui la fait être. « L’instant me dure », écrivit R. Char. Et Ben Ammar de répondre : « seul l’instant de l’extase est éternel » (p. 5).
Post-scriptum : J’ai lu le recueil du début à la fin, je l’ai commenté de la fin au début, c’est peut-être une autre façon d’être dans l’esprit du poète ou de celui de sa poésie.
L’œuvre d’Hichem Ben Ammar est une œuvre rebelle. Son cinéma est à sa manière très personnelle un cinéma de combat. Son écriture est un défi ludique qui joue comme un cheveu sur la langue. Hichem Ben Ammar, à lire et à relire !