Petits poèmes en dose, de Mansour Mhenni
Des mondes vastes dans d’infimes doses de vie, de rêve et de poésie !
Par BADREDDINE BEN HENDA
C’est assurément le plus beau des recueils poétiques de Mansour Mhenni, le plus mûr, le plus sage, celui aussi qui résume le mieux l’homme, le penseur et le poète. Petits poèmes en doses est écrit et se lit lui-même en petites doses plus qu’agréables. En fait, depuis ses débuts, Mansour Mhenni n’écrit que des “petits poèmes en dose”. Tous ses recueils peuvent s’intituler Petits poèmes en dose. Car, bien avant d’initier le concept de la nouvelle brachylogie, de repenser et de revaloriser le bref, le court et le petit dans la plupart des champs de la connaissance et de la production humaine, Mansour Mhenni faisait la part belle à la brièveté comme manière d’être, de penser et de créer. Dans son ouvrage Le Retour de Socrate[1], consacré à la nouvelle brachylogie et, entre autres, à toutes les nuances que celle-ci introduit dans l’appréhension, l’appréciation et l’exploitation du bref en tant que forme et genre, le penseur-poète estime fondamentale la nécessité de “concevoir la poétique de la brièveté comme une discipline et une rigueur créatrices qui gèrent l’expression de l’intérieur, en vue d’une stratégie spécifique, tout aussi interne, de communication potentielle ou virtuelle”. Mais il ne s’agit guère de considérer la brièveté en terme de volume seulement, parce que parler bref, écrire bref, c’est aussi privilégier le moindre pour en dire long selon “une pensée poétique qui ne se donne que par éclats”[2]. Le bref, c’est finalement, comme le dit Alain Montandon dans une formule séduisante sur la pensée et l’écriture de Baltasar Gracian[3], ” le plaisir de découvrir en un corps si petit, une âme si grande”[4].
“Un corps si petit”, c’est justement l’épithète “petits” qui d’abord nous interpelle dans le titre du recueil de Mansour Mhenni objet de cette lecture-réflexion. Mais nous nous proposons également, en partant de ce même titre et en analysant tous les poèmes du recueil, de dégager ce que le poète entend par “poèmes en dose” et de montrer que, chez ce dernier, la poésie est une façon de voir et d’aimer la vie en dose. Il n’y aurait peut-être aucune originalité à préciser que le titre “Petits poèmes en dose” reprend à un mot près celui de Baudelaire dans Le Spleen de Paris. Et c’est ce mot de différence et d’écart justement qui autorise un rapprochement moins formel avec l’auteur des Fleurs du mal, dans la mesure où, en parlant de dose, Mhenni renvoie peut-être son lecteur aux Paradis artificiels, l’essai de Baudelaire sur le rapport entre la consommation des stupéfiants et la création poétique. L’allusion aux Alcools d’Apollinaire n’est pas à exclure, non plus. Ni d’ailleurs le renvoi implicite aux poètes Aboû Nawâs et Omar El Khayyam, et à travers eux, à tous les poètes arabes ou autres qui ont célébré le vin et l’ivresse dans leurs œuvres respectives. C’est, semble-t-il, une filiation, une parenté, un lignage et un héritage que le titre de Mhenni affirme et revendique. Un héritage reçu en dose bien évidemment pour assurer la pérennité de la poésie et de la profonde et précieuse brièveté dans la création poétique.
Mais commençons par le commencement et revenons à l’épithète “petits” antéposée dans le titre de Baudelaire et dans celui de Mhenni. Si les dictionnaires s’accordent à définir le petit comme l’antonyme du grand, Mansour Mhenni, lui, désigne le “très petit” comme “un autre infini” (Bric-Brac 1, p.10). Très souvent, chez lui, le petit dissimule une profondeur insondable comme “ce petit doigt qui vous écrit” (Bric-Brac 5 p. 14) ou ce “tout petit baiser” qui peut se blesser en effleurant “un bout de soie vermeil” (Bric-Brac 3, p. 12), ou encore ces “petits graphèmes” à “rêver de travers/sur un beau lit au goût pervers” (Bric-Brac 7, p. 16). Petitesse est richesse chez Mhenni, et ivresse de sens et des sens. Pour pasticher Victor Hugo qui écrit dans La Légende des siècles que “la poésie est un monde enfermé dans un homme”, nous dirions que chez Mhenni “le petit, le court, le bref sont des mondes enfermés dans d’infimes doses de vie, de rêve et de poésie. En même temps, le petit en soi et en dehors de soi rappelle à l’homme sa propre petitesse et lui impose l’humilité comme posture incontournable pour des rapports sains, durables et fructueux avec autrui et avec le monde environnant. C’est cette philosophie du vivre-ensemble que défend la nouvelle brachylogie telle que pensée par Mhenni. D’ailleurs, le premier poème du recueil semble porter et défendre une vérité presque ontologique, celle qu’il n’est de vie véritable que par la brachylogie :
…C’est vrai que l’on peut vivre/ Sans la brachylogie/ Mais que triste est mourir/ Sans s’en être nourri (p.9)
Le petit et le brachylogique sont, selon la pensée de Mhenni et sa métaphore culinaire, les sels et les piments de l’existence, des arômes aussi pour permettre d’en supporter l’absurdité et pour la rendre digeste. Le fragment, la portion, le détail font vivre “mais jamais à satiété” (Une vie, p. 43), parce que vivre pleinement n’est possible que si l’on prend tout en petites doses, en très petites doses qui valent chacune un tout relatif, tout relatif :
Qui suis-je / Que sais-je / Que dis-je // Peu / Rien/ Tout (To be or, p. 39)
Il s’agit sans doute de cette poésie en doses qui “raconte/la vérité de l’être” tout en figurant “l’absurdité d’un être” (Aphorème, p. 103). Selon la même logique, l’individu, le poète en l’occurrence, ne doit se percevoir que comme “un bref instant sur le roc millénaire” (Aphorismes en série, p. 110). Pour reprendre la notion de dose, disons tout de suite que tout est livré en doses dans le recueil de Mhenni : petits poèmes en dose, mais aussi petits aphorismes en dose, petites vérités en doses, petits plaisirs en doses, petits graphèmes en doses, petits ver(re)s en dose, petits rêves en doses, petits mirages en doses. Autrement dit, il n’est fourni et consommé dans le recueil que la dose qui enivre sans tuer. Il n’est nulle part question d’overdose ! Et gare au “dégoût de pleine dose” (Fosse-book, p. 37). A ce sujet, force est de noter que le plus souvent, l’adjectif ou l’adverbe “plein” sont péjorativement connotés, comme si la vraie plénitude résidait dans l’incomplétude justement, dans l’imperfection, dans ces blancs abondants, ces immenses blancs typographiques, laissés à l’intention du lecteur. Sur chaque page, le texte du poète n’occupe qu’une portion modeste. Mais dans le fond même de ce que ce dernier écrit, des blancs et des trous persistent, des mystères, des points de suspension ou d’interrogation (Je m’interroge donc j’existe, Not to be, p. 40), un “chant muet”(Mots, p. 34), des silences loquaces :
Je ne parlerai plus / Au silence / Il me parle déjà assez (Silence, p.32)
Au lecteur de boucher les trous, de remplir les blancs laissés sciemment par le poète : “la brièveté, écrit Montandon, exige de la part du lecteur une plus grande attention et imagination, car il doit lui-même participer activement. Plus l’énonciation est concise et plus l’effort demandé au lecteur est grand.”[5] Ces blancs du poème et autour du poème valent des invitations adressées au lecteur pou “converser” avec lui. M’henni consacre à cet égard la plus longue section de son recueil à la notion de conversation (p. 23)[6]. La conversation ! Un terme clé dans la littérature et la philosophie du “nouveau brachylogue” qu’est Mansour Mhenni dont les Petits poèmes en dose sont en vérité autant de conversations en dose, avec soi, avec autrui, entre les pays, les cultures, les civilisations, les lieux chers à la mémoire, entre le passé, le présent, l’avenir, entre l’ici et l’ailleurs, entre la terre natale et les contrées étrangères visitées, la géographie spirituelle intérieure et la géographie physique extérieure, entre les saisons en soi et les saisons à l’extérieur de soi, entre le visible et l’invisible, le connu et l’inconnu, le sensible et l’insensible, le lisible et l’illisible, entre la vie et la mort. Tout cela, parce que ” je converse donc je suis” (Not to be, p. 40), répond le poète sèchement et le plus sereinement du monde !
C’est que l’esprit de conversation fonde toute la pensée brachylogique telle que définie par Mhenni qui écrit dans Le Retour de Socrate : ” Urgence est donc de reconsidérer l’existence et l’organisation sociale à la lumière d’une autre évaluation des dimensions et des mesures, conformément à l’esprit de conversation qui assoit en nous la conviction que tout, autour de nous, nous parle, converse avec nous pour nous pousser à nous remettre en question avant de chercher à imposer à autrui notre vérité que nous croyons inébranlable et qui ne saurait pourtant échapper à la relativité qui la commande, comme toute autre vérité.”[7]
On comprend dès lors pourquoi le motif du voyage est si récurrent dans Petits poèmes en dose : chaque poème est lui-même un voyage à l’intérieur de soi et hors de soi, et le recueil de se présenter comme une série de Petits voyages en dose. D’autre part, si l’entourage intime du poète est à maintes reprises convoqué par lui (épouse, enfants, petits-enfants, père, mère, amis, etc.), la vraie famille de ce dernier est beaucoup plus large et plus nombreuse. Nous sommes même tenté d’intituler le livre : Petites familles en dose, tant il grouille d’êtres et de choses chers à l’auteur.
En définitive, la dose est ici à entendre dans le sens médical et “posologique” –si l’on peut dire- du terme ! : c’est comme si, pour appréhender le monde et l’existence, le poète se servait à chaque fois d’une mesurette pour ne pas dépasser la dose prescrite. C’est que la poésie brachylogique est précisément cette “autre évaluation des dimensions et des mesures” qui évite les excès et les déséquilibres, les injustices également pour faire prévaloir l’éthique et la pratique du partage. Le Partage va du coup s’imposer comme un devoir sacré, comme la chose sacrée même :
– Oseriez-vous parier / Qu’aimer n’est pas prière /Que Dieu n’est pas partage (Partage, p. 31)
Sans l’autre, sans le partenaire du dialogue, de l’échange, de la conversation, chacun se trouve réduit à l’insignifiance de ses soliloques, et à la dérisoire dictature de son ego :
” Tout ce qui est du monde / Est joueur de tennis/ Vivant d’un partenaire/ Qui celui-ci parti/ Nous joue contre le mur (Tennis, p. 41)
Publié en 2018, le recueil dénonce à sa manière la volonté hégémonique qui anime de plus en plus de peuples, d’Etats et de gouvernants dans le monde d’aujourd’hui. Les idéologies totalitaires et les dogmatismes de toutes sortes ne sont pas en reste. Dans le poème Bouclage (p. 35), le jeu sur la polysémie du verbe “boucler” est plus que révélateur :
Dis-moi comment boucler la boucle / Quand on est là pour vous boucler/ A défaut de vous la boucler ?
Très critique à l’égard des ennemis de l’homme dans un monde où l’ “on ne peut qu’être humain” (Bric-Brac 2, p. 11), le poète s’élève avec la même véhémence contre la crétinisation galopante des individus et contre le formatage désastreux des corps et des esprits. Ainsi en est-il dans les deux poèmes sur le phénomène du Face book :
On va parfois dans les réseaux / Comme on se rend dans Maison close / On sort l’ennui plein les naseaux / Les yeux remplis de l’amaurause (Fosse-book, p. 37)
*****
J’ai tellement appris/ De ces books émissaires/ Sur les faces qui rient / Comme une vache à traire (Face book, p. 38)
Petits poèmes en dose se lit ainsi comme une succession de déboires en dose. Une certaine amertume empreint les vers du poète en plusieurs endroits du recueil. Mais l’ensemble reste optimiste et, au milieu de cette Poésie/Nécrose de la prose” (p. 73), “dans l’imberbe soirée par une nuit villeuse” (p. 83), “dans la folie vineuse au fond d’un trou vireux”(p. 73), peut poindre la vie, le jour, un soleil, le sourire :
” ce bouquet de couleurs / Comme une fin de stance /Et comme une naissance (Célébration, p. 73)
Les poèmes dédiés à l’enfance, aux amours pubères, aux beautés féminines, aux cités bien-aimées, au passé glorieux, s’inscrivent dans un souci d’égayer le paysage dominant. La famille lexicale de vivre et celle d’aimer résistent à toutes celles qui évoquent mort, solitude et désolation. Sur le plan sonore, la musique de la plupart des poèmes oscille entre douce mélancolie et discrète gaieté. Sans être ni trop lyrique, ni trop distant et trop lucide, Mansour Mhenni distille là aussi des petites mélodies en dose qui le racontent lui, et qui racontent en même temps le monde et la vie tels qu’il les perçoit ou les rêve. La note finale autorise des lueurs d’espoir sous le ciel du terne “printemps arabe” : dans le tout dernier poème du recueil intitulé significativement “Adem” (p.127), le poète ose croire en la possibilité de “refaire le monde” :
Adem, mon petit-fils/ Tu nous refais le monde / Tu nous refais un monde / Qui dans tes traits s’esquisse / Se dessine et se tisse/ Comme un chant un poème / Où les lettres qui s’aiment / De leur eau nous nourrissent /Et nous refont un mot/ Qui nous refait le monde
C’est peut-être cela qui fait que Petits poèmes en dose peut se lire aussi et en dépit de tout comme le recueil des petits espoirs en dose. La place prépondérante accordée au rêve dans les vers (homophonie et quasi homographie entre “rêve” et “vers”) de Mansour Mhenni témoigne de la nette volonté de dépassement qui l’anime et le meut. Car la nouvelle brachylogie est et doit être une voix, une voie, un concept et une question d’avenir[8], donc forcément innovante et novatrice. Des petites voix d’avenir en dose, des petites voies d’avenir en dose, des petits concepts d’avenir en dose, et des questions d’avenir en dose. Autant dire après Mhenni lui-même que “tout ce qui, dans le monde moderne relève de la “petitesse”, à toutes les échelles, s’avère être non seulement loin d’être d’impuissance mineure, mais plutôt d’une force et d’un potentiel de puissance à même de remettre en question l’existence même des êtres, voire du monde dans son ensemble.”[9]
En conclusion, et par ces temps de pandémie et de crise sanitaire, nous inclinons à croire que la poésie peut s’offrir comme des petits vaccins en dose, non pas pour vaincre le Coronavirus, mais pour injecter dans le monde et parmi les hommes des doses d’harmonie et d’équilibre indispensables à leur survie. Petits poèmes en dose de Mansour Mhenni est un recueil sur la santé d’un monde en perte de vitesse et de repères. Dans son poème Leçon de vieux, l’écrivain est triste de ne voir partout “que des gens affolés/qui au lieu d’irriguer,/se tuent à tout tuer” (p. 122) En bilan de santé, le recueil émet donc un diagnostic sur l’état inquiétant du monde : c’est un petit traité sur la folie des hommes et sur le mal profond qui ronge les sociétés humaines d’hier et d’aujourd’hui. En même temps, il se présente comme une petite prescription poétique pour espérer les sauver. Petits poèmes en dose, terminé par des poèmes sur l’enfance (p. 113, 119, 126 et 127), rapporte la quête poétique d’un monde “où l’enfance revient bercer l’ultime effort”. Monde originel perdu pour lequel Adem et Ilyane, les petits-fils, annoncent “de nouvelles ramilles” et “l’insoupçonnée douceur d’une mer qui sourit” (L’enfant qui paraît, p. 113).
Force est d’affirmer néanmoins que le poète grand-père ne s’empêche pas de s’amuser avant le grand départ : les douze bric-brac qui ouvrent Petits poèmes en dose, et que Mhenni qualifie de “Bricolages brachylogiques sur des mots de heurts et de bonheurs”, attestent une envie secrète de retrouver l’enfance, la sienne et celle des mots, et également une vitalité intacte de création même au crépuscule de l’existence. Petits jeux en dose, par conséquent, qui permettent de voir et d’aimer en rose la vie en dose. Pour finir, il nous semble opportun de terminer notre communication par ce “petit poème en dose” du grand bricoleur Raymond Queneau :
Bon dieu de bon dieu
Bon dieu de bon dieu que j’ai envie d’écrire un petit poème
Tiens en voilà justement un qui passe
Petit petit petit
viens ici que je t’enfile
sur le fil du collier de mes autres poèmes
viens ici que je t’entube
dans le comprimé de mes œuvres complètes
viens ici que je t’enpapouète
et que je t’enrime
et que je t’enrythme
et que je t’enlyre
et que je t’enpégase
et que je t’enverse
et que je t’enprose
la vache
il a foutu le camp.
(L’Instant fatal, recueil de 1948)
[1] Editions Brachylogia, Tunis, 2015
[2] Robert Smadja, “Jean Follain et le haiku”, cité par Mansour Mhenni dans Le Retour de Socrate, op.cit., p. 57
[3] Ecrivain et essayiste jésuite du Siècle d’or espagnol (1601-1658)
[4] Alain Montandon, “Formes brèves et micro récits”, Les Cahier de Framespa (en ligne), mis en ligne le 06 mars 2016, consulté le 09 novembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/framespa/2481 ; DOI : https://doi.org/10.4000/framespa.2481
[5] Op.cit.
[6] Cette section comporte à elle seule 71 poèmes.
[7] Le Retour de Socrate, op.cit., p. 148
[8] Mansour Mhenni est le fondateur d’une association baptisée à dessein “Questions et Concepts d’avenir”, et de la revue électronique, publiée déjà en version papier Voix d’avenir.
[9] Le Retour de Socrate, op.cit., p. 148