“L’Imbroglio des Cultures. Le malentendu historique“, est un des quatre livres de Mohamed ZINELABIDINE, récemment publiés à Tunis par SOTUMEDIAS. La préface de ce livre, que nous donnons à lire ici, est due au Professeur Fathi TRIKI, titulaire de la Chaire UNESCO de Philosophie pour le monde arabe :
Pour saluer la pertinence du livre de Mohamed Zinelabidine, Imbroglio des cultures et malentendu historique, et en guise de préface, je voudrais contribuer à cette belle réflexion sur le malentendu du « transfert » des arts et des lettres à l’Occident par le canal de la civilisation arabe, que certains intellectuels et historiens occidentaux essaient, en vain, de nier. A vrai dire cette question concerne tous les domaines de l’intelligence ce qui a fait dire à Mohamed Zinelabidine que, finalement son projet est de « Repenser les lettres et les arts à travers « L’Impensé philosophique » et théorique, pour approcher le legs gréco-arabe et l’impact qu’il a pu exercer dans l’histoire ». Par impensé, il veut dire une certaine intuition forte de supplanter à l’identité figée cette catégorie plus dynamique et propice au changement, à l’adaptation et à la création. Ma contribution à cette excellente analyse, à cette « herméneutique » difficile et pas toujours concluante puisque la problématique reste ouverte, consiste à éclairer trois points nodaux, le premier et le plus important met en relief l’introduction de cet impensé philosophique en Occident, le second propose une manière de définir la notion d’Occident et le troisième concerne le concept d’interculturalité.
Point nodal 1 : Le philosophe et historien des sciences français d’origine russe, Alexandre Koyré écrit : « La philosophie, du moins notre philosophie, se rattache tout entière à la philosophie grecque, suit les lignes tracées par la philosophie grecque, réalise des attitudes prévues par celle-ci. Ses problèmes, ce sont toujours les problèmes du savoir et de l’être posés par les grecs. C’est toujours l’injonction delphique à Socrate : connais-toi toi-même, réponds aux questions : que suis-je ? Et où suis-je ? C’est-à-dire : qu’est-ce qu’être et qu’est-ce que le monde ? Et enfin, qu’est-ce que je fais, et que dois-je faire, moi, dans ce monde ? »[ Alexandre Koyré, Etudes d’histoire de la pensée scientifique, Gallimard, Paris 1973, p. 28]
Il est donc clair que l’impensé philosophique qui continue de s’exercer dans notre actualité est grec dans son mode d’être et dans son mode de fonctionnement. Cette référentialité ne doit pas être prise comme argument en faveur d’une fixité des problèmes philosophiques ou une quelconque pérennité de sa position vis à vis des grands problèmes que se pose l’humanité. Comme l’affirme Mohamed Zinelabidine, dans ce livre, cet impensée est toujours dynamique.
Nous savons que ce lieu de naissance, la Grèce, s’est vite élargi pour englober toute la Méditerranée, cette mer comprise entre l’Europe, l’Asie et l’Afrique et reliée à l’océan Atlantique par le détroit de Gibraltar. Par les différentes guerres, par l’extraordinaire circulation des marchandises, par les voyages des penseurs et chroniqueurs, s’est édifié, depuis cette naissance de la philosophie, un circuit de communication, tantôt pacifique, tantôt violente entre les différentes entités culturelles et religieuses (les trois grandes religions monothéistes). Certes Athènes reste la ville qui a vu, en un laps de temps assez bref, la constitution des œuvres de culture, des arts, des Lettres, des idéologies, des sciences et des théories qui ont, d’une manière décisive, marqué toute l’histoire de l’humanité. Mais, cette lumière grecque n’a pu être propagée universellement que par cette extraordinaire circulation méditerranéenne, d’abord pour constituer des écoles philosophiques à Syrte, Alexandrie et Carthage, ensuite pour universaliser la pensée philosophique par l’intermédiaire de la philosophie arabe, au Moyen Age.
Mohamed Zinelabidine
Si l’antiquité philosophique est grecque, le Moyen Age est arabe. Le même Koyré écrit « Certes, à l’époque qui nous occupe, c’est-à-dire au Moyen Age, l’Orient – en dehors de Bysance – n’était plus grec. Il était arabe. Aussi, ce sont les Arabes qui ont été les maîtres et les éducateurs de l’Occident latin. »[ Alexandre Koyré, Etudes d’histoire de la pensée scientifique, Gallimard, Paris 1973, p.26]. En effet, Koyré constate que les Romains ne s’intéressaient qu’aux choses pratiques comme l’agriculture, la stratégie de la guerre, la politique, le droit, l’architecture. Ils se détournaient complètement de la réflexion philosophique et scientifique à l’exception bien sûr de la morale qui a une portée pratique évidente. Il écrit à ce sujet : « C’est vraiment étonnant, lorsqu’on y songe, que, ne produisant rien eux-mêmes, les Romains n’aient même pas éprouvé le besoin de se procurer des traductions. En effet, en dehors de deux ou trois dialogues traduits par Cicéron (dont le Timée) – traduction dont presque rien n’est parvenu jusqu’à nous – ni Platon, ni Aristote, ni Euclide, ni Archimède, n’ont jamais été traduits en latin.». Il ajoute plus loin : «Le monde arabe se sent, et se dit, héritier et continuateur du monde hellénistique. En quoi il a bien raison. Car la brillante et riche civilisation du Moyen Age arabe – qui n’est pas un Moyen Age mais plutôt une Renaissance – est, en toute vérité, continuatrice et héritière de la civilisation hellénistique’. Et c’est pour cela qu’elle a pu jouer, vis-à-vis de la barbarie latine, le rôle éminent d’éducatrice qui a été le sien.»[ Alexandre Koyré, Etudes d’histoire de la pensée scientifique, Gallimard, Paris 1973, p.27]
Cet « impensé philosophique arabe a fondé « l’unité de l’intellect », condition sine qua non de toute pensée de l’humain et de l’universel, puisque désormais la vérité est pensée comme une pour tout le monde et la raison comme communication universelle entre tous les hommes. Que ce soit par l’intermédiaire de la péninsule ibérique où Ibn Roshd et Maïmonide étaient maîtres de l’Intellect, ou par l’intermédiaire de la Sicile et de l’Italie actuelle, la floraison de la civilisation arabe et islamique a eu comme effet la transmission à l’Occident latin de ce souci d’universalité et d’unité de l’intellect.
Point nodal 2 : Mais qu’en est-il de l’Occident ? Quand Heidegger insiste sur la grécité de la philosophie, il voulait souligner que la pensée, les sciences, les arts, etc. sont occidentaux dans leur origine, élément fondateur de leur évolution. Evidemment, cela suppose que la Grèce antique est occidentale. L’esprit historien montre que c’est un grand mensonge. La configuration de la méditerranée avec ses deux rives, nord, sud, date du début du 19ème siècle quand l’Occident a entamé son grand mouvement de colonisation du Sud. Il faut dire que la Renaissance italienne avec la naissance d’une historicité politique savante a mis la première pierre de cet Occident par le retour à Platon, une manière de se libérer d’Aristote récupéré par l’Eglise chrétienne. A l’époque antique, la méditerranée, comme laisse entendre le texte de Koyré cité plus haut, est divisée en deux rives, l’Est et l’Ouest. La Grèce faisait partie de l’Est, de l’Orient, berceau des civilisations les plus anciennes. D’ailleurs les philosophes, les scientifiques, les créateurs dans le domaine des arts en Grèce ancienne ne se réfèrent qu’aux orientaux. L’origine grecque de l’Occident est un grand mensonge qui lui a permis de dominer le monde. En plus, on a inventé la notion de coupure épistémologique pour effacer définitivement les apports des civilisations non occidentales dans les domaines du savoir et de l’art.
Point nodal 3 : Tout au long de son livre Mohamed Zinelabidine Mohamed Zinelabidine n’a cessé de plaider pour une reconnaissance méritée de l’apport à l’Occident de la civilisation arabe et islamique, dans les domaines de l’art comme dans le domaine du savoir. Effectivement, cette reconnaissance est une condition nécessaire d’un vivre-ensemble dans la paix et la dignité. Un nouveau personnage conceptuel pour parler comme Deleuze, peut traduire ce souci. Il s’agit de l’interculturalité. Il faut dire que les cultures ne dialoguent pas. Elles se rencontrent, se croisent, s’entrelacent, se séparent. Elles le font sous l’ordre de l’hostilité ou sous l’ordre de l’hospitalité. Plusieurs guerres ont produit un phénomène d’osmose entre les cultures belligérantes. L’intellectuel cherche toujours l’ordre de l’hospitalité. Il essaie d’éviter le choc des civilisations par la mise en place d’un glossaire d’idées et de valeurs qui militent pour une universalité de partage et un humanisme de gloire. Ce livre est une possible ouverture à cet humanisme et à cette universalité par les arts ; les Lettres et cet «Impensé philosophique”.
De cette préface, je retiens ce constat : “Il faut dire que les cultures ne dialoguent pas. Elles se rencontrent, se croisent, s’entrelacent, se séparent. Elles le font sous l’ordre de l’hostilité ou sous l’ordre de l’hospitalité”.
Le”dialogue des cultures” me semble de l’ordre de la figure d’hypallage.