Parler de l’œuvre de Kateb Yacine se présente comme une entreprise séduisante mais pas forcément aisée. L’écrivain journaliste, romancier, poète et dramaturge a laissé une œuvre prolifique où s’assemblent, s’agrègent et s’enchevêtrent l’histoire, la mémoire, la mythologie, les mythes des ancêtres mais aussi et surtout l’amour, l’engagement révolutionnaire. C’est dire que tenter d’aborder l’œuvre de Kateb Yacine s’avère d’emblée très délicat.
Beaucoup de penseurs, d’académiciens, de chercheurs ont mené et mènent encore de nombreux travaux sur l’œuvre du poète qui continue jusqu’à nos jours de susciter de l’intérêt et de la curiosité tellement ses écrits se donnent à lire comme des champs d’investigation et des terrains peut être encore en friche propices à de nouvelles recherches et selon des approches inédites.
Aussi, mon propos se concentrera-t-il sur trois axes principaux relatifs à l’homme et à son œuvre, il s’agit de :
- Kateb Yacine, l’écrivain errant
- Le mythe des ancêtres et la quête de l’identité
- Kateb Yacine, l’amoureux et le militant permanent.
- L’errance et l’éclatement
J’ai découvert les écrits de Kateb Yacine lors d’un déplacement professionnel. J’ai commencé la lecture de Nedjma qui me parut d’abord comme un roman difficile à lire en raison, notamment, du brouillage, de l’enchevêtrement et de l’éclatement qui caractérisent la structure du récit et l’organisation des faits relatés dans la fiction. En fait j’avais l’impression de suivre une histoire sans queue ni tête où le narrateur lui-même est comme perdu et englouti dans sa propre histoire. C’est un puzzle disparate dont les principales pièces ne correspondent pas forcément aux cases supposées. Les personnages sont dans une perpétuelle errance, perdus dans des sortes de dédales et de labyrinthes. Les mouvements sont fragmentés et les itinéraires éclatés. « L’absence d’itinéraire abolit la notion de temps*2 », écrit Kateb lorsque ses trois héros masculins fuient le village.
C’est dans ce sens qu’apparaît l’écrivain errant ; errance illustrée et incarnée par ses personnages, fugitifs, perdus à la recherche d’un sens qui s’éloigne au fur et à mesure qu’ils s’en approchent. Errance du pays colonisé. Errance de la mémoire des ancêtres. Confusion de l’histoire. Ce qui nous amène en tant que lecteur à errer et à tanguer avec et dans le roman, avec et dans la matière fluctuante qui le compose. Cet éclatement et ce brouillage dans le temps et dans l’espace structurent le roman Nedjma, en définitive.
Un écrivain errant, un poète, un artiste qui manie superbement le verbe et qui varie constamment les rythmes pour nous plonger dans une espèce de gouffre vertigineux mais tellement beau et magique. A chaque fois que je relis Nedjma, j’éprouve ce même sentiment de perte, de déchirement et d’errance mais également d’éblouissement dû à la magie poétique qui se dégage de l’œuvre.
- Le mythe des ancêtres et la quête d’identité
L’entreprise littéraire et poétique de Kateb Yacine est grandiose à une époque où l’Algérie était colonisée et où tout sentiment ou velléité identitaires étaient proscrits. Pour la France, l’Algérie est française ; les Algériens autochtones n’étaient évidemment pas considérés comme des citoyens français à part entière. Notre écrivain va puiser dans l’histoire familiale et tribale pour ressusciter ses mythes et ses récits et imprimer ainsi une identité algérienne que les colons d’alors essayaient d’effacer et de supprimer par tous les moyens.
Ils n’y arriveront pas. Kateb Yacine réhabilitera Jughurta qui s’est battu contre l’empire romain, El Kahéna combattant l’invasion arabe et aussi l’Emir Abd el Kader dans sa lutte contre les colonisateurs ainsi que Keblout, l’ancêtre de Kateb, fondateur de la tribu dont les membres étaient réputés pour leur culture étendue, pour leur piété et pour la résistance farouche qu’ils opposaient aux dominateurs et aux spoliateurs de leurs terres et de leurs droits. Aussi Kateb a-t-il forgé et sculpté l’identité algérienne en ressuscitant la mémoire des grands moments de l’histoire et celle surtout de la tribu de Keblout et de ses descendants.
Il va sans dire que Keblout est la référence mémorielle qui fédère tous les membres de la tribu. L’Ancêtre emblématique se manifeste souvent dans les rêves pour solliciter une cérémonie (zerda) ou pour prodiguer des conseils à quelques membres en désarroi de sa tribu. Les descendants qui le fêtent sont éparpillés à travers la planète : Algérie, Tunisie, France, Canada, Espagne… Les récits où le mythe, le rêve et la réalité se recoupent, s’entremêlent et se confondent, raniment et immortalisent tant de moments d’empathie et de rencontre vécus pendant leurs veillées par les différents descendants de Keblout.
- Kateb Yacine l’amoureux et le militant infatigable
Kateb Yacine a toujours été un grand amoureux. Tout d’abord, il était très attaché à son institutrice, voire épris d’elle, si bien qu’il apprenait mieux et plus rapidement que ses camarades les livres de géométrie et les mots du dictionnaire uniquement pour lui plaire, attirer son attention et susciter son admiration. Il avait alors 7 ans. Il y a ensuite le coup de foudre pour sa cousine à Bône (Annaba actuellement) mais celle-ci était mariée. Cet amour inabouti et obsessionnel influencera la conception et l’écriture du premier roman Nedjma.
La séduisante Nedjma, héroïne de ce roman éponyme, apparaît comme la femme fatale, inaccessible, convoitée mais jamais apprivoisée. Elle est l’incarnation d’un chant de liberté universel dédié à toutes les femmes.
Par ailleurs et tout naturellement, Kateb était amoureux fou de son pays. Il a passé une grande partie de sa vie à sillonner la planète pour plaider la cause de l’Algérie. En 1947, il avait donné une conférence sur l’Emir Abdelkader à Paris et ainsi initié la résistance à l’occupant français. Il a dénoncé toutes les oppressions dont étaient victimes les peuples en Afrique, au Sud-est asiatique ou ailleurs. C’était un infatigable porte-voix de tous les opprimés du monde
« Quoi qu’en dise la vieille espérance
Forçons les portes du doute 3* ».
Cela se confirme plus particulièrement dans ses pièces de théâtre, comme dans L’homme aux sandales de caoutchouc ou bien dans Mohamed, prends ta valise.
C’était un grand humaniste au sens noble du terme mais aussi un homme intellectuellement honnête qui a toujours refusé les compromissions dans quelque pays que ce soit. Kateb Yacine a toujours été en accord avec ses idées, qualité et position qui lui ont causé bien des inimitiés. Mais il ne pouvait déroger à ses principes. « Ne pas déranger me dérange alors j’aime déranger ». Ainsi parlait notre « paladin solitaire », Kateb Yacine.
1* « Paladin solitaire », extrait de Bonjour in Soliloque 1946
2* Nedjma, 1956, page 33
3* Soliloque,1946