Le changement politique de 2011 en Tunisie, résultat d’une secousse sociale qui n’a pas encore dévoilé tous ses tenants et ses aboutissants, s’est manifesté d’abord par un mot d’ordre appelant au changement du modèle sociétal. La spécificité semblait alors ne pas convenir à certaines forces impliquées dans le changement, apparemment des forces externes agissant par l’intermédiaire de forces internes ayant plutôt d’autres besoins.
Pour y voir plus clair, précisons que le modèle sociétal comprend les valeurs sur lesquelles se fonde une société et par lesquelles elle protège et nourrit son esprit de communauté ; il comprend également les institutions censées organiser les règles du vivre-ensemble dans le respect de ces valeurs de base identifiant la société en question par ce qui lui est spécifique, comme le produit vivant d’une évolution civilisationnelle, et par ce qui est partageable avec d’autres sociétés, comme preuve de son ouverture à son inévitable et souhaitable intégration dans l’ensemble de la communauté internationale.
Cela dit, on comprend les obstacles et les oppositions rencontrées par les forces de l’après 2011 à changer le modèle sociétal de la Tunisie ; cette résistance s’est exprimées de différentes façons, les unes publiques et les autres souterraines, pour répliquer aux tentatives, publiques et souterraines, des acteurs du projet de la dénaturation de la société tunisienne. Nous pensons pouvoir dire que le 25 juillet 2021 n’est pas seulement le rejet d’une façon de gouverner, étroitement commandée par l’islamisme politique, mais qu’il est surtout le rejet catégorique et non négociable du modèle sociétal sous-jacent à l’islamisme politique international, sans considération de l’évolution historique des nations patriotiquement constituées en modèles civilisationnels distincts et autonomes, pour faire de leur spécificité l’apport par lequel elles peuvent contribuer à l’évolution de l’humanité. Ainsi, s’il convient de saluer cet attachement non négociable des Tunisiens à leur modèle sociétal comme l’emblème de leur identité, un modèle de société libre, progressiste, tolérante et solidaire, il serait souhaitable que les comploteurs contre ce modèle sociétal, soit par conviction réactionnaire ou obscurantiste soit en connivence suspecte avec des forces occultes, renoncent à leur tâche désespérée qui n’en nuit pas moins à la Tunisie et à son développement en retardant sa marche inéluctable dans le sens du progrès historique. C’est d’ailleurs pourquoi, la grande question que doit se poser un mouvement politique comme En Nahdha, c’est celle de son « être ou ne pas être » dans la Tunisianité. Si oui, cette formation doit se déclarer sincèrement et explicitement, comme une structure exclusivement politique, délestée de tout dirigisme confessionnel, violent et illégitime, en référence même au texte de base de la religion au nom de laquelle les islamistes prétendent devoir parler et décider pour tout le monde, fût-ce contre tout le monde.
Notons par ailleurs que l’extrême gauche a, de son côté, longtemps adopté la même démarche et s’est fixé un objectif de même nature, mais à la configuration variée, souvent désigné abusivement ou ironiquement comme « une stalinisation du modèle sociétal », qui que soit le maître à penser choisi comme modèle de référence. Peut-être est-ce cela qui, dans les moments de grande tension, les deux tendances, une de droite et l’autre de gauche, se sont trouvées dans le soutien réciproque et dans la convergence des efforts respectifs pour défendre le modèle sociétal fermé contre la notion de « société ouverte », comme en parlerait Karl Popper. A ces deux tendances, tour à tour opposées pour des questions liées au pouvoir et tantôt complices pour des croisements idéologiques, il importe peut-être de souligner que la Tunisie n’est pas un terrain à conquérir pour leur façon d’y convoiter un modèle importé et une maîtrise dirigiste. Malgré qu’elles en aient, l’histoire de la Tunisie est riche d’indications prouvant que la société tunisienne, tous niveaux associés, a su intelligemment concilier le besoin de démocratie avec la conscience de responsabilité. C’est pourquoi le vrai débat, à chaque occasion de changement, est celui sur le modèle de développement et non sur le modèle sociétal. C’est donc un débat, exclusivement de politique pratique, qui gagnerait à se concevoir et à évoluer en termes de modèle de développement. Or voici que, depuis 2011, aucun parti peut-être n’a présenté un modèle de développement cohérent, applicable, efficient et convaincant ; sauf rare exception peut-être, mais de façon inachevée.
Que les forces vives et les compétences du pays se regroupent donc autour du seul débat qui en vaille la peine, celui du modèle de développement approprié au contexte actuel dont tous les indicateurs confirment la crise difficilement surmontable. Que tous essaient donc de monter un modèle de convergence où les urgences sont à soigner en premier, mais sur un fond d’articulation générale de tous les secteurs, de toutes les catégories sociales, et des principaux intérêts à rechercher pour cette société tunisienne qui n’a pas besoin qu’on vienne disséquer son corps pour prétendre la soigner, alors qu’une thérapeutique intelligente et adaptée la rétablirait dans un état meilleur que celui de tous ses heureux états précédents.
(Publié dans le journal Le Temps du 11-2-2022)