C’est avec un réel plaisir que j’ai reçu le livre récemment publié des Actes du colloque organisé autour de la question « Le Théâtre des genres dans l’œuvre de Mohammed Dib », pour le centenaire de la naissance du grand écrivain algérien (1920-2003). Le colloque a eu lieu en 2021, avec une année de retard pour cas de force majeure, mais le livre est bien sorti à temps pour commémorer le vingtième anniversaire de la mort du grand écrivain francophone algérien. On le doit au sérieux et à l’engagement attestés de trois noms illustres de la littérature maghrébine de langue française, en l’occurrence Charles Bonn, Mounira Chatti et Naget Khadda (avec la collaboration d’Assia Dib, la fille aînée de l’auteur, entre autres, de la double trilogie : la « Trilogie de l’Algérie » (La Grande Maison, L’Incendie, Le Métier à tisser) et « la trilogie nordique » (Les Terrasses d’Orsol, Le Sommeil d’Ève, Neiges de marbre).
Ceux qui connaissent M. Dib et son œuvre trouveront un grand intérêt dans la plupart des articles du livre ; mais ceux qui ont une connaissance approximative de l’auteur y découvriront des éléments de connaissance et des pistes de réflexion à même d’attiser en eux la curiosité intellectuelle qui les plongerait dans l’interrogation de cette personnalité littéraire ainsi présentée par Jean-Louis Joubert à l’entrée de son article rédigé pour le site de l’Encyclopédie Universalis : « Mohammed Dib a traversé toute l’histoire de la littérature algérienne de langue française, et il y occupe une place particulière et éminente. Il appartient d’abord au courant réaliste de la première génération d’auteurs maghrébins, qui veut témoigner contre la situation coloniale. Mais son œuvre évolue vite et donne une place plus large aux jeux de l’imaginaire, avant d’aboutir, dans les années 1980 et 1990, à une écriture méditative et souvent onirique, centrée sur l’exil et la quête du sens ».
L’introduction du trio directeur est une magistrale synthèse du contenu qui souligne déjà les points forts et les moments nodaux de la réflexion pertinemment programmée pour la rencontre commémorative, et convenablement répertoriée dans les Actes publiés. Mais le principal constat est que cette rencontre « a offert l’occasion d’un regard rétrospectif sur cette odyssée où l’élan créateur est constamment sous-tendu par un mouvement de retrait réflexif ». Nul doute que ce constat a plus l’effet d’une ouverture interrogative et d’un prolongement de la réflexion, que l’effet conclusif dont il donnerait l’impression. Autrement dit, Mohamed Dib et son œuvre sont à creuser encore, dirait-on en référence à Succession ouverte du Marocain Driss Chraïbi : « Creuse, mon fils ! Creuse… ».
De ce point de vue et dans cet état d’esprit, que l’on me permette de focaliser sur les centres d’intérêts qui ont retenu mon attention et qui ont provoqué en moi comme un désir de conversation avec leurs auteurs.
J’ai pris beaucoup de plaisir à lire de nouveau Naget Khadda, sur un fond de nostalgie des agréables moments conversationnels, à Alger, entre la littérature, la peinture et l’amusement, animés par l’inoubliable artiste Mohammed Khadda, à l’occasion du premier anniversaire de la mort de Kateb Yacine. Et en la relisant, je retrouve son érudition et l’intelligence de ses approches, notamment son effort à donner la cohérence de l’œuvre dibienne au-delà de toute parcellisation générique. Ainsi, l’oralité, le romanesque (réaliste ou d’abstraction et d’imagination), la poésie, la nouvelle, etc. lui semblent converger vers une écriture en continue interrogation de son être, à la manière même de l’interrogation ontologique de l’auteur, sous-jacente à toute forme et à tout couvert générique, illusoire et fugace.
C’est aussi le même sentiment qui m’anime et un intérêt analytique équivalent qui me conduit à la lecture des textes de Charles Bonn et de Régina Keïl-Sagawe, deux autres amis avec lesquels j’avais, comme plusieurs autres, réfléchi, écrit et agi, surtout dans le cadre de la Coordination internationale des Chercheurs sur les Littératures Maghrébines (CICLIM), fondée en 1989 dans le café Cluny, à Paris, par quatre chercheurs (Trois des trois pays du Maghreb, Abdallah Mdarhri Alaoui, Mansour M’henni et Ouarda Himeur ; et un français, Charles Bonn). Si Régina Keïl continue à creuser pertinemment dans ce que Saint-John Perse appellerait « les creux des discours critiques », comme elle l’a souvent fait pour l’œuvre de Habib Tengour par exemple, à la recherche du nouveau baudelairien, Charles Bonn donne la preuve, à chaque fois qu’il aborde le sujet, qu’il reste l’un des rares critiques de référence de la littérature maghrébine de langue française, avec un penchant bien particulier pour les auteurs et les critiques algériens de par une vraie vie vécue dans ce cadre, comme on dirait la même chose pour Marc Gontard et la littérature marocaine.
Ce qui est très attachant dans ces approches, c’est cette « théâtralisation du langage » comme un ingrédient fondateur de l’écriture littéraire, qu’il importe de rechercher au-delà des recherches focalisées sur l’écriture spécifiquement théâtrale. C’est là que s’inscrit le thème de cette commémoration : le théâtre des genres, plutôt que le genre théâtral. On est alors assis, mais non reposé, entre deux chaises, celle des lettres et des arts et celle de la philosophie, une situation savamment analysée par Reda Bensmaïa et par Mounira Chatti pour montrer « combien la poétique dibienne était sous-tendue, dès le début, par la modernité philosophique » et « comment Dib fait éclater les limites entre les genres, les langues, les imaginaires, les patrimoines littéraires et philosophiques, et [comment] le fragment, le discontinu, le double, l’indécidable, sont autant de figures et de caractéristiques qui fondent la poétique dibienne ». Voilà de quoi interpeler le concept de Nouvelle Brachylogie, à la fois dans sa brachypoétique et son esprit de conversation !
Pour le reste des articles publiés dans ce livre, l’espace d’une chronique ne permettant pas de tout énumérer, je finirai par attirer l’attention sur l’importance, me semble-t-il, des analyses du rapport de Dib au visuel, menées par Maya Boutaghou, par Lamia Oucherif et par Manel Zaïdi Aït-Mekidèche. Je soulignerai également l’originalité et la perspicacité de nouer un lien à l’actualité, comme en fait preuve Zineb Ali-Benali qui a inscrit sa réflexion dans le cadre des gender studies, à travers les deux notions de « care » et de « subalternes ». Là encore, on n’est pas très loin des interrogations brachylogiques, mais cela constitue une autre question, à aborder autrement.
Merci donc aux organisateurs de cet autre colloque de Cerisy et merci aux Presses Universitaires de Rennes qui ont publié ses Actes pour partager l’intérêt et les interrogations.
(compte rendu de lecture de Mansour M’HENNI. Publié aussi sur jawharafm.net)
*** Charles BONN, Mounira CHATTI & Naget KHADDA (dir.), Le Théâtre des genres dans l’œuvre de Mohammed Dib, avec la collaboration d’Assia Dib, Rennes, PUR, 2023, 240 p.