Photos pourries qui rient, s’évadent et nous extasient de Mahmoud Chelbi (Mach pour le cercle des initiés introvertis et extravertis )
Il paraît que la recherche des rimes est l’adage des poètes médiocres ; mais il n’en va pas toujours ainsi car parfois celles-ci adviennent sans qu’on ne les cherche : elles s’énoncent intuitives, sensitives et sentimentales. Sentimentales ? Encore un concept honni ! Jeté à la désuétude, à la naïveté affective par ceux qui croient que l’intelligence est raison, entendement, civilisation ( ?) alors que le sentiment est déraison, pathos (j’adore ce mot et son champ sémantique vibrant, intense, affolant) et barbarie ! oui, les dichotomiques, les forcenés du rationnel ignorent l’intelligence du sentiment.
Pourtant un brin de bon sens, de souveraineté réflexive nous dirait qu’un être humain qui n’aurait pas de sentiment est totalement impensable ! ( d’ailleurs le philosophe allemand Richard David Precht l’avait déjà écrit dans Qui suis-je, et si je suis, combien ? traduit de l’allemand par Pierre Deshusses, Ed. Belfond, 2010): « La raison en est simple : sentiment et entendement ne sont pas antinomiques ! Ils ne s’opposent pas, mais se complètent dans tout ce que nous faisons. Ils sont des partenaires dans le travail de l’esprit, parfois fiables, parfois aussi en violente opposition, mais ils ne peuvent jamais se dissocier. Dans certains cas extrêmes, il est parfois possible que le sentiment s’en tire sans l’aide de l’entendement. Mais sans le sentiment, l’entendement a un énorme problème car ce sont les sentiments qui disent à la pensée dans quelle direction aller. Aucun mouvement de pensée sans impulsion émotionnelle ! »
C’est à mon sens, essentiellement cela que l’expo virtuelle, en ces temps de contraintes Covid, Photos pourries de Mach nous rappelle. Elles nous disent que les sentiments sont la colle qui nous maintient. Ils sont donc tout sauf superflus. Ils ne sont pas non plus nuisibles en soi, importuns, primitifs : ils ne nous détournent pas de ce qui est primordial et essentiel comme certains philosophes ont voulu s’en persuader; et en persuader les autres. Bien au contraire, ils sont l’essentiel : moteur, matière et texture de l’artiste-émetteur et du contemplateur-récepteur. Oui, je peux l’affirmer pour avoir vu l’artiste à l’œuvre, pour l’avoir côtoyé dans une amitié qui m’est précieuse et parce que ma première participation esthétique à son œuvre est du même ordre : intuitive, affective, sentimentale. J’aime ces multiples toiles nées d’un geste libre, d’un élan amoureux, d’un regard passionné : intervention plastique et/ou picturale sur des photos-souvenirs, des clichés pourris par le temps et l’humidité, pris par Mach lorsqu’il accompagnait la genèse et ensuite les représentations de pièces théâtrales données voilà quelques décennies. Effigies jadis bouffées par l’humidité du temps qui passe et qui efface. Pourriture complice du travail des vicissitudes de la matière et du temps qui continue à passer, et, chemin faisant, oublie et fait oublier. Effigies aujourd’hui remises en vie par le geste sentimental de l’artiste qui lui sait, tel un soufi, que la vie est ailleurs : dans la cendre où renaissent amour, paix et contemplation imaginaire qui font advenir l’essentiel oublié par des hommes pressés ou ravagés par l’adulation du présent si ingrat soit-il ou si miné par l’artificiel…
Ces photos-toiles sont belles, inventives, singulières. Oui, exceptionnelles : plastiques et narratives : traces d’un vécu, elles en réinventent un autre par le geste de l’artiste et par son regard. Tel un miroir renversé, elles nous rappellent, nous autres contemplateurs à la demande toujours inassouvie d’un objet-autre qui nous arrache à la conformité d’un monde hiérarchisé, ordonné à la convenance des autoritaires et des fossoyeurs, que la vie est ailleurs: assoiffée d’amour, de poésie, de spiritualité et d’intemporalité.
Les photos-toiles de Mahmoud Chelbi, et permettez-moi de confesser que l’artiste lui même, Mach, le défricheur des talents, l’agitateur de la place culturelle souvent morose, nous rappelle que de la même façon que nous ne pensons pas avec notre cerveau comme s’il était simplement un outil, nous sommes nous-mêmes un état du cerveau : nous sommes nos sentiments. Alors si vos sentiments ont été négligés, abusés ou désabusés courez vers l’atelier de l’artiste où ses toiles sont exposées : elles vous permettront de glisser le temps d’une rêverie hors du drap souillé de la violence banalisée d’un pseudo monde qui ne cesse de se rétrécir alors que la terre est vaste, naturellement pacifique et ornée d’étoiles célestes…
PS : J’ai emprunté ce titre La vie est ailleurs à Milan Kundera car le hasard a voulu qu’au moment où je m’apprêtais à écrire ce texte mon ami Abdelkrim Gabous m’a offert ce roman lu depuis plusieurs années et piqué dans la bibliothèque de mon alter égo : mon frère, Taher, le bien-aimé. Et il se trouve que l’essai philosophique cité est également un cadeau de ce même ami précieux.
Et je joins à ce texte, deux photos-pourries de Mach qui m’ont été offertes, pour mon anniversaire, par mon autre ami Abdennebi Ben Beya
Oui, j’ai la chance d’être dans ce cercle vertueux de gens qui aiment la littérature, l’art et leur prochain !