Je reçus il y a quelque temps une étrange invitation à dîner signée Scorpio, Père & fils. Lorsque j’en fis part à ma femme, elle prit cela pour une mauvaise plaisanterie et me conseilla de jeter la lettre à la poubelle. J’avais du travail pour la soirée, en effet, et en général les sorties nocturnes ne m’enthousiasment jamais. Cette fois-là, néanmoins, j’étais curieux de savoir où se trouvait le Restaurant Dard d’Amel dont je n’avais jamais entendu parler. L’adresse était écrite en séduisants caractères dorés sur la carte d’invitation et l’enveloppe portait une magnifique photo en couleurs du somptueux établissement.
– Et des amphitryons nommés Scorpions, ça ne te met pas la puce à l’oreille ?
– Justement, chérie, c’est l’occasion de faire leur connaissance. Qui sait ? Ce sont peut-être des gens importants et riches qui peuvent me rendre, -nous rendre, je veux dire- de précieux services un de ces jours. Des Italiens, sans doute ! Un nom en “o” ! Les maîtres d’une grande entreprise internationale, sûrement !
– Vas-y tout seul. Pour moi, c’est très louche ! Dîner avec les Scorpions, il ne manquait plus que ça !
Le soir donc, je sortis seul mais dans un accoutrement grotesque imposé par ma femme : elle m’avait trouvé, je ne sais comment ni où, une tenue de bal masqué qui me faisait ressembler drôlement à un énorme scorpion rouge indien.
A mon arrivé au restaurant, je remarquai que l’endroit m’était plutôt familier sauf l’étroite impasse jonchée de grosses pierres par où on y accédait. Il y avait assez de lumière publique pour retrouver mon chemin jusqu’à la porte majestueuse de Dard d’Amel. Une charmante dame m’accueillit comme un prince et on m’installa à la table réservée par les Scorpio qui, selon elle, allaient entrer d’un instant à l’autre.
Ils vinrent cinq minutes plus tard : trois scorpions noirs de taille impressionnante en costume de soirée V.I.P. qui se mirent les uns après les autres à me serrer la main avec leurs rugueuses pattes mâchoires acérées. Il en arriva plusieurs autres par la suite qui me saluèrent de la même manière mais qui occupèrent les autres tables du restaurant. Monsieur Scorpio n’était pas le père biologique de tous ces arthropodes endimanchés, mais tous le considéraient comme leur vénéré parrain. Signora Scorpia, la préférée de ses filleules resta à notre table avec son demi-frère Scorpouillon.
Le vieux Scorpio ne tarda pas à m’expliquer la raison de l’invitation :
– Ecoute mon fils ! J’ai un pied dans la tombe et je ne voudrais pas mourir sans me confesser à toi pour tout le mal que je t’ai causé sans que tu t’en rendes compte. Buvons d’abord un verre ! A notre réconciliation ! A ton pardon !
La charmante dame qui me reçut à l’entrée vint vite remplir nos verres : je bus le mien malgré son arrière-goût âcre et piquant. On m’en servit un deuxième, un troisième puis beaucoup d’autres que je ne pouvais plus compter. Pendant ce temps, Scorpio continuait à énumérer ses torts à mon égard. Il était minuit quand il s’arrêta de parler. Toute sa famille nous entoura et j’entendis Scorpouillon dire :
– Padre ! Tout ce poison avalé, et il vit toujours ! Laissez-moi l’achever avec mon silencieux !
– Inutile, mon fils ! Notre venin n’a plus aucun effet sur lui ! Allons-nous-en !
Et ils partirent à la queue leu-leu (au dard leu-leu) derrière Sorpio qui, soudain, fut pris d’un malaise et tomba sans vie à côté d’une poubelle du restaurant.
A la maison, après avoir appris ma mésaventure chez Dard d’Amel, ma femme m’expliqua que sans l’accoutrement qu’elle m’avait fait porter, je ne serais pas rentré vivant.
BADREDDINE BEN HENDA