UN CONTE DE POCHE ET « DANS LA POCHE »
Les amis qui me connaissent bien savent que je suis grand de taille et assez costaud. Ils imaginent mal donc que je puisse un jour me trouver dans une poche de veste, de manteau ou de pantalon. C’est pourtant arrivé à trois reprises :
La première fois, c’était dans la poche d’un collègue syndicaliste pendant les élections du délégué des professeurs de notre établissement. Il était candidat et disait à tout le monde au lycée :
« Je ne me fais pas de souci, Ben Henda est « dans la poche » !
Et c’est ainsi que je me trouvai dans l’une des poches de son pantalon, coincé entre un trousseau de clés, quelques pièces de monnaie et plusieurs mouchoirs en papier qu’il ne jetait jamais après usage. De sorte que j’étouffais, me sentais mal et n’arrêtais surtout pas d’éternuer ! J’avais beau remuer, changer constamment de position, frapper des pieds et des mains les bords de la poche, mon collègue faisait l’absent et répétait, en tapotant la partie de son pantalon où je me démenais :
« Ben Henda est dans la poche ! »
Il ne cessa de chanter sa rengaine que le jour où son rival fut élu à sa place. Il manquait à mon « ami » quelques voix, dont la mienne, pour remporter le scrutin. D’abord, j’étais « dans la poche » de ce monsieur et de ce fait je ne pouvais pas voter. D’autre part, je souffrais tellement « dans sa poche » et il me narguait tant avec son arrogante assurance, que j’aurais de toutes les façons élu son adversaire !
La deuxième fois, c’était à l’occasion d’un concours de recrutement. Nous étions cinq membres dans le jury. Monsieur le Président avait « ses » candidats qu’il devait coûte que coûte faire passer. A cet effet, il comptait sur au moins deux autres avis favorables. Pour lui, ma voix était garantie. Il me mettait lui aussi dans sa poche ! Une poche intérieure de la veste, cette fois. C’était relativement spacieux, mais cela sentait le camphre et l’humidité à la fois ! Il y avait des liasses de billets de banque qui, certes, n’avaient pas d’odeur, mais qui me forçaient à de douloureux exercices de contorsionniste pour pouvoir tenir en place. Quand vint le moment de voter, je montrai le bout du nez et départageai le jury dans le sens contraire de celui que visait « Monsieur le Président ». Alors, il annula arbitrairement les résultats du vote, me sortit violemment de sa poche et fit l’impossible pour m’évincer également du jury.
La troisième poche où l’on me fourra fut celle d’une ancienne camarade de classe avec qui je flirtais pendant mes deux premières années à l’Université. Entre nous deux, il ne fut jamais question de mariage ni d’aucune autre liaison durable. Mon amie m’avait pourtant mis « dans sa poche ». Oh ! Comme c’était parfumé, et moelleux, et douillet, et confortable ! J’étais toujours dans la même poche du chemisier : tout près du cœur et du soutien-gorge. Un jour, l’un de nos professeurs lui proposa le mariage : elle lui répondit qu’elle était fiancée. La même réponse fut donnée à trois autres prétendants. Dans sa famille, on voulut savoir qui était cet élu du cœur pour lequel elle refusait tous les partis ! Elle disait invariablement : « Je l’ai dans la poche, et il n’ira nulle part ailleurs ! »
Je restai donc « dans sa poche », jusqu’à ce que ma femme actuelle me mît définitivement, pour toujours –je veux dire – dans la sienne ! En apprenant la nouvelle, ma camarade de faculté fit une dépression, rata une année et finit par renoncer complètement à ses études supérieures pour se faire recruter comme professeur-adjoint dans un collège de sa ville natale. Je sus plus tard qu’elle épousa un de ses cousins et qu’elle jura de ne porter que des vêtements sans poches.
Quant à moi, j’appris de mes trois aventures « pochées » qu’il vaut mieux être toujours à l’air libre. Qu’est-ce que les « poches » sont embarrassantes, contraignantes et asphyxiantes ! Qu’est-ce qu’on se sent mal quand on est « dans la poche » de quelqu’un ! Pire ! Qu’est-ce que c’est terrible d’être dans plusieurs poches en même temps ! C’est un traquenard ! Une effroyable souricière !
Je vous l’ai dit : « Il n’y a pas mieux que l’air libre ! » C’est d’ailleurs à l’air libre que j’ai écrit ce conte. Ma femme n’était pas encore réveillée !!!
BADREDDINE BEN HENDA