Il y a la voix de ceux qui crient, clament et vocifèrent ; il y a aussi la voix de ceux qui râlent, grognent, hurlent et ululent ; il y a encore la voix de ceux qui nasillent et chevrotent. Nous aimerions parler de la voix qui, douce et suave, sauve, berce, enchante et protège, et de celle qui rassure et, par ses subtiles inflexions, impressionne, séduit et fascine. Celle-ci, comme celle-là, appose sa marque, son poinçon et sa griffe. Cette Voix ultime esquisse, depuis l’aube, des rivages si peuplés d’incantation ! Elle laisse à qui sait l’accueillir son grain et sa grâce. Inaugurale, impeccable et immaculée, cette voix ! « Le grain, nous dit Roland Barthes, c’est le corps dans la voix qui éclate, dans la main qui écrit, dans le membre qui exécute (…), c’est la frange de contact entre la musique et le langage. »[1] Or, il n’y a pas de charme qui ne soit entouré de flou et d’incertitude. La voix est empreinte et incarnation, symbole et vecteur d’identité. Elle est tour à tour virulente et opprimée, tenace et ténue, sobre et obstinée, vivante et vulnérable, ardente et blessée…Elle est foncièrement ambivalente ; mais son immuable accent la met au dessus des circonstances et des vicissitudes. Comme un signe, elle est marque et manque, présence et absence ; elle est « imbibée d’ombre et teintée par les ambres. » Volupté.
Le discours rhétorique emporte l’adhésion non qu’il soit bien compris et apprécié, mais parce qu’il flatte les passions. On s’en imprègne comme on s’imprègne d’un parfum. Toutefois, apprendre à bien parler ne suffit pas ; c’est aussi à la tâche de bien écouter que nous devons nous atteler si nous voulons tirer le meilleur parti des propos de ceux qui entendent nous transmettre tel ou tel savoir. C’est justement grâce à cette technique interpersonnelle qu’est l’écoute que la parole peut gagner en ampleur et devenir un fait, un levier d’échange et d’interaction. Selon Plutarque, « le talent d’accepter convenablement les discours est antérieur au talent de les prononcer. » Contrairement à « entendre », « écouter » est un processus actif et délibéré. Quoi de plus humain que de se mettre dans la peau du locuteur et de ressentir ce qu’il ressent, le temps de l’écouter ! Être capable d’écouter, c’est être capable d’entendre, au sens de comprendre. Parmi les qualités de l’auditeur, celle d’avoir une oreille docile et cultivée occupe le rang suprême. La docilité est, à en croire l’étymologie, l’aptitude à apprendre. A cet effet, l’apprenant est littéralement disposé à se laisser instruire. L’écoute est le sceau de l’entente ; elle consiste à attribuer une valeur dialogique aux sons proférés par celui qui parle.
Par sa suavité, la parole touche les sens et apaise les tensions. La parole suave est l’incarnation de la joie de l’âme favorisée par la Muse. La docilité de l’écoute, elle, n’est rien d’autre que la capacité de l’âme à se former au discours de la vertu faite vérité. La sympathie se double ainsi d’empathie. La bonne écoute est celle où l’auditeur, restant maître de sa propre personne, recueille et garde les propos utiles à son apprentissage. Cet auditeur n’est ni agressif, ni présomptueux, ni acariâtre. C’est dans la joie et la bonne humeur qu’il reçoit une parole dite elle aussi dans la joie et la bonne humeur. Comme Rica, le personnage des Lettres persanes, il estime « qu’il n’y a rien de si désolant que de voir une jolie chose qu’on a dite mourir dans l’oreille d’un sot qui l’entend. » (Lettre LIV). Cet auditeur exigeant en matière de vérité n’est ni un fade panégyriste, ni un senseur amer. Aussi déteste-t-il le flatteur « qui vit aux dépens de celui qui l’écoute. » Il va jusqu’à transgresser l’injonction séculaire : « Sois belle et tais-toi. » Les belles créatures doivent au contraire se faire entendre. Leur voix est une traversée de sensations gracieuses, un réceptacle suprême de tous les mystères, une promesse de charme irrésistible. De chacune de ces agréables voix s’exhale un parfum ineffable.
La voix suave enivre notre auditeur, et de sa voix douce il chante l’une des belles romances de Verlaine :
« Son regard est pareil au regard des statues
Et, par sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L’inflexion des voix chères qui se sont tues. »
Et comme pour arracher ces « voix chères » au silence ultime, il se rappelle « La voix » de Baudelaire :
Deux voix me parlaient. L’une, insidieuse et ferme,
Disait : « La terre est un gâteau plein de douceur ;
Je puis (et ton plaisir serait alors sans terme !)
Te faire un appétit d’une égale grosseur. »
Et l’autre : « Viens ! oh ! viens voyager dans les rêves,
Au delà du possible, au delà du connu ! »
Et il écoutait…et voyageait dans les rêves…. Tangage… !
Et montant sur les hautes montagnes, « il se rit, comme Nietzsche, de tout le théâtre et de tout le sérieux de la vie. » Alléluia !
[1] R. Barthes, « Le grain de la voix », L’obvie et l’obtus, Essais critiques III, Paris, Seuil, 1982, p.238 et 243