Devant la grande gare ferroviaire de Tunis, on peut lire le slogan suivant à l’entrée d’une tente dressée par un marchand de livres forain : « Le lecteur d’aujourd’hui est le dirigeant de demain » ! C’est bien beau ! Mais dans certains pays comme le nôtre actuellement, les dirigeants sont parfois issus de la masse inculte qui n’a presque rien lu et qui ne lit toujours presque rien.
Depuis quelques années déjà, en Tunisie, le substantif anglais « leader » est allègrement galvaudé et collé aux noms des premiers venus parmi les membres de nos trop nombreux partis et mouvements politiques. Les médias, et à leur tête la télévision, qualifient n’importe qui de « leader » dès qu’il se réclame de telle ou telle formation. Parmi ces « leaders » intronisés par les journaleux et les prétendus chroniqueurs des soi-disant plateaux télévisés, on compte bon nombre d’esprits imperméables à la lecture et à la réflexion. Les « leaders » qu’on nous impose comme tels ressassent les clichés, les lieux communs, les lapalissades et les bêtises qu’ils ont appris de leurs maîtres gourous plus « leaders » qu’eux.
Demandez à n’importe lequel d’entre ces baudruches quel dernier livre il a lu, s’il lit déjà des livres, s’il achète et lit les revues et les magazines sérieux, s’il a une vraie bibliothèque chez lui, s’il connaît les œuvres des grands classiques, ou celles des penseurs immortels qui ont étudié la chose publique, l’histoire des souverains, des Etats et des peuples, s’ils peuvent citer correctement et pertinemment Platon, Socrate, Aristote, Avicenne, Averroès, Marx, Lénine, Gramsci, Machiavel, Gandhi, Churchill, De Gaulle, Tito ou n’importe quelle autre vraie célébrité universelle.
Nos « leaders » citent à peine quelques versets du Coran (les mêmes), quelques vers d’Abulqaçem Chebbi (les mêmes), quelques adages et proverbes populaires (les mêmes) quand ils ne régurgitent pas (en grande quantité et en les diversifiant, cette fois) les expressions et les propos les plus bas de gamme. C’est que nos « leaders » eux-mêmes sont bas de gamme, très bas de gamme. Que peut-on retenir de leurs discours, de leurs déclarations, de leurs interventions radiophoniques ou télévisées, de leurs publications : pas le moindre mot d’esprit fin et élégamment formulé, pas la moindre vérité profonde et originale, pas la moindre phrase « historique ».
Leaders des temps de misère, leaders aussi décadents que les temps et les sociétés qui les ont propulsés sur le devant de la scène, leaders de pacotille qu’on n’oserait même pas placer dans la liste des personnages « catastrophiques » de l’Histoire. Ce sont pourtant ces pantins qu’on honore, qu’on adule, et à qui sont livrées les rênes de leurs pauvres pays respectifs ! Après cela, si vous y tenez, continuez à croire et à faire croire, comme notre marchand de livres forain (qui ne propose en fait que des titres forains), que « le lecteur d’aujourd’hui est le leader de demain » !
BADREDDINE BEN HENDA