En ce 14 janvier de 2021, ce dixième anniversaire d’un événement important de l’Histoire de la Tunisie, il m’importe, comme d’autres concitoyens toujours de moins en moins nombreux peut-être, de réinterroger et de repenser la valeur symbolique de ce jour fatidique pour essayer d’en saisir le sens et d’en apprécier l’ampleur.
Il va sans dire qu’un tel objectif relèverait plutôt du devoir ou de l’intérêt de plusieurs chercheurs et de nombreux penseurs, dans plusieurs disciplines, ceux-là qui, de par la rationalité commandant leur tâche, seraient à même de creuser dans les effets et les causes et qui, sereinement et objectivement, donneraient à César ce qui est à César et remettraient l’Histoire dans son rôle d’éclairage sur la voie de l’avenir. Mais partant, ils devraient œuvrer à interagir, dans ce labeur, avec le commun des citoyens afin que tout le monde se sente concerné et agisse en conséquence.
Modestement donc, et sans prétendre à une quelconque vérité inamovible, je me contente ici d’interroger le concept présidant à la qualification et à l’exploitation du 14 janvier 2011, en l’occurrence celui de « révolution ». En dix ans déjà (d’aucuns diraient : dix ans seulement !), les Tunisiens d’abord, les Tunisiens surtout, ne sont plus d’accord sur le statut à donner à cette journée et même parfois, pour des raisons qui se comprendraient, sur la légitimité de ce statut en référence à une date concurrente, celle du 17 décembre.
Je m’attarde donc sur le concept de « révolution » parce que je pense sincèrement que c’est notre mauvaise intelligence de ce concept qui fait nos divergences et notre incompétence à redresser la situation de notre pays dans le sens du développement solidaire et de la démocratie juste et équitable. En effet, notre usage du mot est resté par trop sectaire parce que trop assujetti à des conditionnements idéologiques de différentes natures : politiques, religieux, régionaux, ségrégationnistes, etc. Tous ces conditionnements sont en fait de même principe et relèvent d’une même plateforme culturelle et d’une même logique de pensée, en l’occurrence le manichéisme violemment antagonique.
A première vue, cela nous renverrait au « matérialisme dialectique » dont l’exploitation politique par le communisme, surtout dans le stalinisme, a détourné sa parenté philosophique et scientifique (avec la dialectique hégélienne et avec le matérialisme historique de Marx et Engels) au profit de la manipulation des citoyens (devenus de nouveaux sujets) et de l’abus du pouvoir (foncièrement aussi monopolaire et répressif que l’autocratie). En vérité le manichéisme est aussi ancien que le temps des êtres humains et toutes les cultures en conservent les traces et les symboles. Cependant, c’est son exploitation dans la conception et dans la gestion des rapports sociaux et sociétaux qui serait à repenser à la lumière de l’évolution générale du monde et des conditions de la vie que cette évolution rend possibles. C’est cette logique qui nous semble pouvoir présider à une nouvelle vision et à une utilisation repensée du concept de révolution.
Peut-être le temps est-il venu, pour l’humanité, de repenser la révolution en harmonie avec la dynamique cosmique où les notions circulaires de rotation (par exemple la terre autour de son axe) et de révolution (par exemple la terre autour du soleil) se combinent à la configuration rectiligne d’un temps symbolique du progrès. Kateb Yacine en évoqué l’urgence à un moment où la révolution algérienne battait son plein. On aurait ainsi une nouvelle logique du changement dégagée de la violence et de l’exclusion et articulée au mouvement naturel de l’Histoire. Le changement ainsi conçu est alors de nature essentiellement culturelle, un état d’esprit permettant à chacun de voir le changement en lui-même avant de le réclamer chez les autres. De cette manière, nul ne peut se donner le droit d’exclure quiconque d’un processus engageant le vivre-ensemble, notamment celui concevant l’avenir individuel et collectif et déterminant le destin en société et le destin des sociétés.
On nous dira peut-être que cette façon de voir est plus proche du réformisme que de la révolution. Mais posons-nous la question de savoir plutôt si la révolution n’est pas un réformisme abusivement violenté pour tordre le cou à l’Histoire et à la logique du progrès. Sans doute le réexamen dépassionné et rationalisé de ces dix ans qui nous séparent de l’événement fatidique en question pourra-t-il nous donner une nouvelle intelligence de ce qui nous est arrivé et de ce que nous pourrions en faire, ensemble, pour le bien de tous.
Voilà bien une tâche qui nous engage tous de quelque bord que nous voulions nous reconnaître et à quelque niveau que se situent notre engagement et notre responsabilité !
(Publié aussi sur jawharafm.net)