Si la plupart des Tunisiens, de certains observateurs étrangers aussi, sont convaincus que la liberté de presse et d’expression est le principal acquis du séisme social ayant secoué le pays, puis une bonne partie de la planète, depuis 2011, la plupart d’entre eux aussi sont de plus en plus sceptiques quant aux vraies motivations, aux principales sources de commande et aux visées implicites de la stratégie ayant amené la nouvelle situation médiatique.
Précisons, d’abord, qu’une personne sensée ne saurait contester l’importance, pour toute société, de disposer de médias libres et indépendants, car la vraie démocratie ne saurait se construire sans un tel acquis fondamental. Il resterait cependant à définir clairement les règles de l’indépendance, pour pouvoir répondre à l’incontournable question aujourd’hui : « Dans l’actuelle situation de la liberté de presse et d’expression, nos médias sont-ils vraiment indépendants ? ».
Si nous voulons être objectifs, nous ne pouvons nier le parti pris, d’un côté ou de l’autre, de la plupart de nos médias ; même ceux qui nous paraissent relativement indépendants seraient plutôt ceux qui biaisent le mieux avec le principe pour savoir flirter avec une partie ou une autre sans trop dévoiler leur implication. Dans le meilleur des cas, de rares médias essaient de gérer un équilibre difficile à tenir et à définir entre les différentes forces en présence.
Après dix-ans donc dans ce processus de « transition médiatique », à l’ombre d’une transition démocratique par trop problématique, il y a sans doute le dernier conflit des journalistes de la TAP et ceux de Shemsfm avec le gouvernement, un signe à étudier pour en tirer quelques indicateurs assez probants à même de nous éviter de telles crises – à moins qu’il n’y ait des intentions délibérées de faire perdurer la crise !
Au fond et à la source du problème, il y a plusieurs facteurs dont il faudrait, me semble-t-il, exclure désormais l’idée d’un certain conditionnement par la situation d’avant 2011. Cette époque est révolue et même ceux qui en avaient pâti ou profité sont majoritairement convaincus qu’elle est à présent obsolète et inadaptée. Il y a cependant à prendre en compte l’exploitation abusive et peu rationalisée des données objectives des premières années de cette seconde décennie du siècle. En effet, des journalistes, vrais ou faits sur mesure pour le contexte, n’ont pas cherché à inscrire leur tâche dans les règles éthiques et déontologiques idoines, sans doute par opportunisme incontrôlé. Même les instances établies pour la régularisation du paysage médiatique peinent à se fixer un bon nord, tellement elles sont souvent ballottées dans les vents des tiraillements politiques.
La situation s’est aggravée avec l’intervention de la présidence du gouvernement qui, au lieu de veiller à régulariser le statut juridique d’une entreprise médiatique comme Shemsfm, s’en est allée nommer, à sa guise et sans avis des concernés, deux directeurs généraux à la tête de cette radio, puis à la tête de la TAP sur un fond des contestations du personnel de la radio. Il n’est nullement question, ici, de remettre en question l’intégrité ni les compétences des collègues nommés, comme s’y étaient adonné à cœur joie certaines gens, surtout sur les réseaux sociaux. Le hic réside dans la procédure de la nomination. Nous savons qu’après 2011, des textes ont été élaborés pour démocratiser les nominations à la tête des entreprises médiatiques et veiller à les laisser en dehors des tiraillements politiques, pour autant que cela puisse se faire. Pourquoi donc chercher le bras de fer, et qui y trouve son intérêt ? C’est la question !
Par ailleurs, j’aurais tendance à saluer le retrait des deux DG nommés, au terme du bras de fer, si ce retrait était librement décidé et par conviction. Cependant, tout laisse croire que le retrait lui-même a été consigné après un constat d’échec du forcing. En effet, difficile de croire, par exemple, que Kamel Ben Younès ait fait appel aux agents de l’ordre, de sa propre et seule initiative, pour s’imposer aux contestataires de la boite. Son acte ayant été au moins autorisé, sinon dicté, son retrait aussi serait très probablement de même nature, ainsi que celui de Mme Ftouhi tout de suite après.
Je rappellerais que j’ai précédemment appelé à un retrait des ministres du nouveau gouvernement, contestés par le président de la République. J’ai souligné qu’un retrait volontaire rehausserait leur image. J’aurais dit la même chose des deux collègues nommés à la tête des deux médias en question si j’étais certain que leur décision était volontaire. D’ailleurs si c’était le cas, cette décision aurait dû venir bien plutôt.
Personnellement, je n’aime pas les démissions, comme je l’ai dit précédemment à propos de la réclamation de la démission de Habib Essid, et je le dis aussi aujourd’hui pour Mechichi. En effet, ces présidents du Gouvernement sont nommés « démocratiquement », car conformément à la constitution, aussi contestable soit-elle. Mais pour les nominations médiatiques les règles sont censées être différentes, au moins depuis 2012, et à plus forte raison depuis 2014.
Saura-t-on enfin raison garder pour siéger à la même table, tous acteurs concernés réunis, et s’entendre sur les nouvelles règles du jeu pour la gestion des entreprises médiatiques ?