Ce vendredi 23 avril 2021, le monde a célébré, dans son confinement physique et psychique, la Journée Internationale du Livre. Les concernés ont vécu ce jour-là chacun à sa façon de voir et peut-être de repenser son rapport au livre. Pour les autres, le reste de la population, chez nous surtout, il y a tout lieu de croire que cette question est restée le dernier de leur souci. Mais il y a tout lieu de se demander aussi si cette majorité est à plaindre ou à blâmer.
Personnellement, en marge d’une rencontre à distance pour converser de « l’avenir du livre », j’ai publié un article en arabe intitulé « Le livre en situation de l’entre-deux » avec l’espoir de voir la conversation s’étendre le plus largement possible. Les commentaires suscités par mon article m’ont encouragé à inscrire cette chronique dans la continuité de notre échange autour du livre, avec le désir profond de voir cet échange ne jamais s’interrompre afin de garder notre attention et notre confiance toujours éveillées à cette question primordiale dans l’édification sociétale.
Il va sans dire qu’une chronique journalistique ne saurait prétendre à faire le tour de la question et que son ambition reste la stimulation, la provocation même, et la conviction que tout se fait dans la concertation et dans la communication. Voici donc une petite synthèse des différentes remarques dégagées par nos conversations d’hier, les publiques et les restreintes :
¤ Il y a d’abord un incontournable problème lié à l’économie du livre : les éditeurs se plaignent et M. Riadh Ben Abderrazak, le président de l’Union des Editeurs Tunisiens, a sommé le gouvernement (via le ministère de la Culture) d’augmenter le budget alloué aux acquisitions des livres et à l’encouragement à la publication. D’un autre côté, M. Slaheddine Lahmadi, président de l’Union des Ecrivains Tunisiens, déplore, à chaque occasion, la situation précaire des écrivains, ceux-ci étant exploités à outrance, comme tous les créateurs culturels d’ailleurs, et le peu de leurs droits juridiques inscrits dans les textes officiels ne font que l’effet d’un artifice de régulation et ne sont guère observés et respectés da façon inaltérable. Mais tout aussi économique, avec des implications sociales, est la situation du citoyen lambda qui voudrait faire partie de la communauté du livre mais dont la bourse ne le lui permet pas. Un jour, j’ai voulu me renseigner sur un de mes livres publiés à Paris et j’ai posé la question à la librairie Al-Kiteb. Voici la réponse : « Vous savez, son prix en Tunisie dépasse les cent dinars ; alors nous, nous en informons sur notre site et nous le fournissons sur commande, à qui le veut vraiment ». Un ami enseignant a ajouté : « comment voulez-vous qu’un citoyen tunisien se permette d’acheter un livre, même publié en Tunisie, quand il est à quarante dinars et plus ? »
¤ Dans la continuité de cette première observation, s’inscrit la seconde, celle ayant trait à la politique étatique du livre. Pour être objectif, il serait injuste de nier la tradition instaurée, dans la Tunisie indépendante, d’appuyer la production et la diffusion du livre et d’encourager la stimulation à la lecture par différents moyens et par des modalités variées. Après 2011, force est de reconnaître, à Youssef Chahed si je ne me trompe, l’augmentation conséquente, même si toujours insuffisante, du budget alloué à la politique du livre, tous niveaux confondus. Cependant, le secteur gagnerait à revoir ses structures et ses textes de références dans le domaine et à réorganiser ses interventions dans la perspective de plus d’efficience et de plus-value intellectuelle. Cette révision réformiste engagerait une conversation élargie associant les institutions et les structures civiles de la culture, de l’école (tous niveaux confondus) et de la famille.
¤ Je finirai par ce troisième point amené justement par la dernière phrase du deuxième point ci-dessus développé. La famille, l’école et la société sont les foyers fondamentaux de toute politique du livre car c’est là que naît et se développe, par une éducation appropriée, la conscience de l’intérêt pour le livre. La sensibilité de l’enfant à cet intérêt naît dans les premières années de sa vie, presque avec son sevrage, si au lieu de l’entourer de jouets guerriers (pistolets, fusils mitrailleurs, chars d’assaut, etc.) on l’initie à jouer avec les livres, à cultiver avec eux un contact physique, un corps à corps presque charnel. On prendrait alors les mesures idoines pour contrôler le commerce des livres pour enfants en légiférant les règles éthiques, esthétiques et culturelles de leur production et de leur diffusion.
Puis l’école devra réinscrire la lecture dans ses programmes, de façon formative et sommative, en prenant soin de lui associer une pédagogie idoine, une pédagogie conversationnelle, dûment élaborée de façon largement concertée en vue de préparer l’élève à la citoyenneté démocratique et de lui donner conscience que l’évaluation sommative n’est pas une sanction mais une responsabilisation.
Au niveau de la société, l’action est civile avant tout et réside d’abord dans l’encouragement des actions associatives à objets scientifiques et culturels, avec intégration dans leurs actions de programmes autour de la pratique de la lecture et de promotion du livre. Malheureusement, nous vivons ces deux ou trois dernières années des restrictions de tous autres sur ces catégories d’associations, sous prétexte de faire obstacle à la corruption ! Non Messieurs les Responsables, la corruption est ailleurs, ceux qui s’engagent dans l’action associative culturelle et scientifique consentent des sacrifices pour leurs convictions, par devoir de citoyenneté, et ne chercheraient pas à tirer un profit personnel de budgets dérisoires comme ceux des associations. On peut veiller à leur respect des principes éthiques du fonctionnement sociétal conformément aux lois en vigueur, mais dans le respect de leur liberté d’initiative et de leur gestion autonome, et surtout sans leur compliquer la vie par une paperasserie et des obligations administratives excessives, éprouvantes et inutiles.
Resterait peut-être un quatrième point que je mentionne en conclusion sans m’y attarder, le laissant à une autre occasion de conversation : je pense qu’il n’y a ni contradiction ni nuisance dans le développement du livre électronique. Il nous faudrait juste savoir en tirer le meilleur profit sur les plans pédagogique, scientifique et culturel.
Bonne Journée du Livre, pourvu que cette journée soit la matrice de la vie de tous les jours de l’année !
(Publié aussi sur jawharafm.net)