Depuis qu’il est parti, il y a vingt ans, il est plongé dans un sommeil profond.
Il lui arrive quelques fois de se retourner dans sa tombe mais il ne s’est vraiment réveillé que deux fois.
Le 14 Janvier 2011 en fin d’après-midi il a cru entendre l’hymne national tout près, des bruits de bottes et des voix de Allahou Akbar.
Confus, il n’a pas pris la chose au sérieux et il s’est recouché.
Dimanche dernier, il eut comme l’impression qu’une liesse populaire envahit les alentours de son mausolée.
Il quitte discrètement son tombeau et se retrouve dans un espace qui lui semble familier. Il prend alors tout son temps pour explorer les lieux.
Découvrant qu’il est presque à moitié dévêtu à force de se retourner là où il était, il enfile son costard en lin blanc accroché sur une salle d’exposition, prend sa canne exhibée juste à ses pieds et ramasse ses lunettes visiblement oubliées au coin d’un bureau.
Sur une table isolée, il remarque un gros volume. Curieux et assoiffé des bouquins, il y va tout droit.
C’est un livre d’or.
Il s’installe et se prête à sa passion favorite.
Il avale les pages les unes après les autres.
Il lira alors de très belles choses écrites à sa mémoire datées pour la plupart à partir de 2011.
Certaines périodes marquent plus d’affluence. Des campagnes électorales sans doute.
Au bout de la nuit les festivités s’estompent progressivement dehors. Il n’a même pas eu le temps de prêter l’oreille pour en savoir plus.
Et alors qu’il est plongé dans les derniers feuillets du livre, un groupe de jeunes, probablement les derniers de la fête, traînent le pas à côté du mausolée et scandent le slogan ” Le peuple est avec toi Kais Saied “.
Il sourit et poursuit sa lecture.
Quelques pages plus tard, il retrouve le nom de la star de la soirée en bas d’un témoignage signé “Kais Saied : Président de la République Tunisienne “.
Interloqué, il se demande où serait donc passé Zine Abidine Ben Ali.
Brusquement, il retrouve sa mémoire d’éléphant et sa lucidité légendaire.
Il se remémore sa longue soirée de lecture, fait des recoupements et décode les nombreux témoignages qu’il vient de lire.
En quelques secondes, il a dû voir défiler tout un pan de l’histoire de sa Tunisie.
Fatigué de l’effort qu’il s’est astreint, il retire ses lunettes, se frotte les yeux et se lance dans une tirade ponctuée par des fous rires que les vastes espaces du mausolée amplifient.
Les fous rires s’intensifient et semblent l’amuser. Ils ne sont interrompus que par des petites phrases qu’il murmure pour replonger dans son hystérie.
Il dira alors entre autres, je cite :
“Ben Ali s’est enfui. Un général ne s’enfuit jamais.”
Et il rigole…
“Marzouki ne veut pas quitter le palais après son échec aux Présidentielles. Lui aussi victime d’un putsch médical.”
Et il rit encore plus fort avec un air de moquerie…
“Funérailles de BCE. Du jamais vu. Il a au moins réussi ses obsèques.”
Et il rit jusqu’aux larmes… “Ghannouchi mobilise ses troupes pour investir le parlement. Non mais je rêve ou quoi, il n’est pas pendu depuis le temps. J’avais pourtant donné mes instructions.”
Et il rit encore et encore jusqu’à se tenir le ventre…
“Kais Saied procédé à un putsch constitutionnel et menace de revenir à la constitution de 1957. Voilà un enfant de l’école de Bourguiba. Il doit bien ça à la République. ” se dit -il.
Il se ressaisit de son monologue et de ses rires qui semblent lui avoir redonné la vie le temps d’une bonne partie de la nuit.
Un long soupir s’en suivit.
Et il comprit alors ce qu’il vient d’entendre en début de soirée.
Aux premières lumières du jour, il remet tout en place et regagne sa demeure l’air un peu plus rassuré.
Joyeux anniversaire Monsieur le Président.
C’était une très belle soirée en votre compagnie.