Publié à Tunis, en 2021 aux éditions Déméter et parallèlement aux éditions des femmes Antoinette Fouque, en juin 2021, ce dernier roman de Emna Belhaj Yahia se situe dans le prolongement direct de l’essai Questions à mon pays, publié en 2014 et dont il semble être la version et l’illustration romanesque puisque l’auteur y continue à interroger son pays mais, cette fois, à travers les mises en scène et les artifices de la narration.
Dans cette fiction, le roman « remonte et redescend l’échelle du temps » pour tenter de « suivre attentivement le tumulte d’une histoire qui s’étale sur un siècle » et dont il hésite à « saisir le sens » (Epilogue). Cette histoire est celle d’un pays et de ses citoyens, projetée entre jadis et naguère, hier et aujourd’hui, redéployée entre la douce nostalgie et la frayeur du doute et exprimée dans la pudeur de l’expression et la délicatesse des émotions. La Tunisie dont il s’agit, est celle des euphories de l’ère postcoloniale, du soleil de l’indépendance mais aussi celle des premières peurs et du crépuscule des espoirs suscités par l’évolution de l’Histoire et de la société. Le roman évoque, en effet, le confort d’un temps révolu, les souvenirs festifs du cocon familial autrefois solidement structuré, les jeux de l’enfance, ses odeurs, ses goûts, l’école, ses instituteurs, ses comptines, ses refrains, le certificat d’études et ses exaltations, les camarades de classe et « le lycée où les attendent des professeurs qui sont leurs fenêtres sur le monde »(p.81), le bac et ses larges horizons et toute l’énergie d’un quotidien soudainement transmué par la venue au grand jour de silhouettes et de vitalités libérées du voile par le leader dans l’enthousiasme de l’indépendance et d’un désir fort de renouveau.
« Car ses camarades et [Nojoum] étaient des pionnières. Elles ont levé les tabous qui pesaient sur leur chevelure, leur sourire, leur circulation dans la rue, cassé l’habitude de la préparation au mariage dès les plus jeunes années » (p.158) Tout cela est narré sans idyllisme aucun mais dans la délicatesse et avec le souci de restituer un air du temps et toute la charge d’espoir qu’il avait suscité alors.
Et puis, au fil du temps, le paysage évolue et les images de la ville aussi, laissant voir plutôt « la télé qui ronronne », « les journaux qui déblatèrent » (p.69), la dégradation du quotidien, l’ouvrier qui bâcle son travail, le citoyen qui jette ses ordures sur la chaussée, l’automobiliste qui se gare là où cela est interdit et toute la vie de pacotille dont se gave le crétinisme populaire ou la vanité bourgeoise se profilant derrière un « état de déréliction d’un pays commandé par un dictateur au cheveu teint et rétréci par une mise au pas intégriste des esprits ». C’est dans ce contexte que se situent l’arrogante insulte de Kamilia sur le mur du collège, les dérives et le naufrage de Saghroun, son protégé, « proie de la colle et du cirage » (p.65), les massacres de Sandi habité par le chacal qui aurait dévoré sa petite cousine, terreur de l’enfance régénérée plus tard dans l’extrémisme religieux et la violence exutoire.
Sous le choc de l’attentat du musée, Nojoum « ferme les yeux, maudit ceux qui ont fait de sa douce capitale un labyrinthe où l’on massacre le passé et l’avenir, maudit Sandi’mech, ceux qui l’ont armé et ceux qui ont mis le feu dans son regard. » (p.94) Non le départ du dictateur n’a pas été une renaissance et Nojoum, en proie en questionnements, se livre à une méditation sur le pays, ses ratés et ses faux espoirs :
« Se débarrasser d’un fardeau, c’est se voir pousser des ailes. Elle avait alors estimé que les ailes servaient à quitter la cage, et qu’elle devait apprendre à les utiliser. La même idée a dû en animer plus d’un, tous ceux que le passage de l’état de pierre à celui d’oiseau ailé avait ébahis. Or, déployer ses ailes et recevoir un grand coup avant même de s’être élevé dans les airs, être blessé alors qu’on a à peine commencé à voler, et avant même qu’on ait bien réglé sa machine volante, c’est sombrer dans le néant. Du malheur de la pierre à celui de l’oiseau qui chute, le chemin n’aura pas été bien long. Le massacre organisé par Sandi le lui aura fait parcourir en un temps record. » (p.122)
Mais « dans ce pays de toutes les soifs, où le chemin est perdu du puits qui peut les étancher » (p.53), l’espoir reste permis. Les trois générations présentes dans la fiction sont là pour le signifier, la petite fille et la grand-mère, le témoignage direct sur un vécu et la relève passée à la jeunesse héritière d’un temps révolu mais actrice de l’avenir et à qui on fait découvrir les lieux et les vies d’une époque évanouie, comme par devoir de mémoire et de culture, comme une dette pour garder la trace et préserver la chaîne vitale de la transmission.
Comment on devient un monstre, pourquoi mourir, ces grandes questions de Yasmine et que tente de poser le roman sans chercher nécessairement à y répondre, pourraient, dans les mailles du récit-même « trouver des éléments de réponse imprévus » (p.180) car « Entre les pathologies du cœur et celles du cerveau, les dysfonctionnements économiques, l’incurie, l’effondrement de l’école, l’ignorance galopante et le djihadisme conquérant, la personne de Sand’mech se dissout, se désagrège. » (p.151)
On aura remarqué qu’à la sortie de l’équilibre rassurant et rêveur de l’enfance, le personnage principal du roman est confronté, dans l’amertume, abstraction faite de la parenthèse euphorique des journées révolutionnaires, à la réalité de la violence sociétale : violence contre soi concrétisée dans l’addiction de la jeunesse à la drogue et violence contre l’autre incarnée dans la folie du meurtre. Il ne lui reste plus que les petits bonheurs du cocon familial et les espoirs qu’il apporte dans la vitalité d’une nouvelle génération, promesse d’un avenir plus éclairé et peut-être apaisé.
Si l’écriture « cherche plutôt à suivre le fil qui rattache les choses les unes aux autres » (p.9), privilégie le tâtonnement et la prudence de l’interrogation permanente, c’est qu’elle y puise la rigueur de l’observation, la relativité de la pensée et la sagesse équilibrante de l’appréhension. Adulte, l’enfant qu’était Yasmine « ne semble plus se demander comment on devient un monstre, mais comment on sauve les fragilités essentielles » (p .183) et c’est la leçon que la vie et la sérénité auront apprise à l’auteur-narrateur, mais aussi l’humilité du point de vue, une leçon centrée sur l’action et tournée vers l’avenir. Car « sauver les fragilités essentielles », relève de la prévention attentive et de l’amour, il s’agit d’aller en amont de l’événement avant qu’il ne dégénère en drame, d’aller toujours de l’avant sans négliger les nœuds personnels, nids de tous les dévoiements : la littérature n’est-elle pas vouée aussi à jouer un rôle dans l élaboration des balises et l’ouverture des voies comme celle des yeux de Nojoum dans le roman, et cela à travers un dialogue permanent avec soi autour d’une histoire proposée à l’écoute ou à la lecture ?