Parmi les meubles qui ont marqué une longue période de ma vie dans la maison familiale, je ne pourrai jamais oublier la table basse ronde qui nous réunissait pour tous les repas de la journée, et aussi pour la révision des cours le soir. Je ne sais pas combien d’années maman l’a conservée. En tout cas, aujourd’hui encore, il y en a toujours une, d’un modèle encore plus grand, au centre de la cuisine. Quand je rentre à Jendouba, j’adore m’installer devant cette table, assis sur un petit banc en bois, pour manger ou pour papoter avec mes sœurs, mes frères ou mes neveux. Pour moi, ce petit meuble vaut un album de famille qui nous raconte tous, qui sauvegarde pour très longtemps l’écho de nos réunions chaleureuses et de nos petites chamailleries enfantines à propos d’un bout de tajine, de dessert ou même de pain, de ce pain chaud et croustillant préparé et cuit à la maison.
Chez moi, aujourd’hui, pas de table basse ronde comme celle de ma mère. Je mange n’importe où dans la maison. Aucune table n’a de valeur affective; aucune de toutes celles que nous possédons ne m’a particulièrement marqué. Elles sont là comme pour occuper un vide quelconque dans la villa. A mes yeux, seule la table basse ronde de ma mère est vivante, odorante, fumante, parlante, amusante, accueillante, confortable, aimante. Les bancs de maman aussi, même vieillis et boiteux, ont une place dans mon cœur. Ils forment, avec la table ronde, des pièces uniques du musée familial. Pour tout l’or du monde, je ne les cèderais à personne. Leur disparition m’affligerait presque autant qu’une perte humaine, que le départ d’un être cher.
Je ne sais pas ce que je pourrais aimer chez moi de ce même amour si fort et si tendre. Mon bureau ? Mon petit coin de canapé dans le salon en face de la télévision ? Mes livres ? Un arbre de notre semblant de jardin ? C’est curieux : on dirait que rien, là où j’habite maintenant, ne me raconte, moi personnellement. Les meubles comme les murs me sont neutres, indifférents, comme je leur semble à mon tour aussi neutre et aussi indifférent. J’ai essayé une fois de m’attacher à une chope en porcelaine. Très vite, elle s’est ébréchée puis on l’a perdue de vue après l’un de nos nombreux déménagements. Aucun de mes biens particuliers n’a jamais eu de vraie longévité. Je n’ai en fait que des biens insignifiants!
Mes biens propres, ceux que je tiens sincèrement pour tels, appartiennent toujours à quelqu’un d’autre de la famille, à mon père, à ma mère, à l’une de mes sœurs ou à l’un de mes frères, à un oncle ou à une tante. A mon fils aussi : je me rappelle avoir gardé sur moi un talisman que ma belle-mère lui avait confectionné à sa naissance. Pendant la courte période que j’avais cet objet fétiche sur moi, il ne m’arrivait que de bonnes choses. Lorsque je l’ai égaré, une peur superstitieuse s’est emparée de moi et m’a accompagné plusieurs jours durant. Ce talisman-là m’a quelque peu marqué, je l’avoue. Que laisserai-je à mon fils en retour, qui le marquerait tout autant ? Je ne sais pas. Peut-être qu’il le sait déjà, lui ! Et qu’il vous en fera part un jour, après mon départ !
Le texte de Badreddine Ben Henda est très éloquent dans son versant de “Souvenirs Pieux” comme le dit si bien Marguerite Youcenar dans titre de ses ouvrages qui donnent à revivre ces moments d’avant, si gracieux…moments où chaque lieu de la maison…soit la grande maison avait son odeur et ses secrets que partagent à l’unisson père, mère, enfants et grands parents…Badreddine salue admirablement le passé, disons-le, dans la justesse et dans un accent grave et moins mélancolique ces temps jadis où l’on partageait même un morceau de galette encore brûlant, tiré du tajine d’un geste rassuré….La table ronde et basse est le lieu de l’histoire humaine…du partage et du don..combien même cela soit émouvant à raconter….Que sommes-nous devenus aujourd’hui face aux tas d’objets qui nous entourent si luxueusement mais sans âme ?….sommes-nous redevenus quelque part leur propre fantôme?…Que sais-je ?
Merci cher ami Badreddine pour ce voyage dans le temps….Nous en avons besoin et besoin de lire de tél écrit sur les émotions humaines rattachées aux objets affectueux dans leur vie immédiate pour un retour vers soi….