Par Mansour M’henni
Les avis divers, jusqu’à la polémique, à propos de la littérature tunisienne, ne cessent de se multiplier et c’est tant mieux. Que cette chronique soit prise alors dans cet état d’esprit, surtout qu’elle a pour objet un livre élaboré par deux collègues et néanmoins ami(e)s, en l’occurrence « Un siècle de littérature tunisienne : 1900-2017 », sorti en France, en 2019.
D’autres collègues et amis m’avaient communiqué leur critique de l’ouvrage, jugé « partiel et partial », voire même relevant d’un certain lobby, donc en contradiction flagrante avec son titre très ambitieux. Comme je n’avais pas accès au livre, je m’étais abstenu de tout commentaire, jusqu’à mon séjour actuel à Paris où j’en ai pris connaissance, très rapidement et de façon superficielle, je dois l’avouer, ce qui ne m’autorise pas à donner une lecture critique de son contenu. Même la question de spécialité, soulevée par certains, reste relative à mon sens, et je ne saurais m’y inscrire, parce qu’à partir d’un certain niveau de maîtrise des techniques critiques, on peut s’intéresser à n’importe quel corpus, pourvu qu’on se prémunisse des connaissances nécessaires s’y rapportant. Je me contenterai donc de certaines remarques de forme et d’éthique, avec l’espoir de les voir sportivement tolérées par les auteurs d’un ouvrage dont la valeur historisante ne saurait être contestée, indépendamment du degré de fiabilité et/ou de crédibilité qu’on lui attribuerait, chacun de son point de vue.
Contre toute modestie, je me permets, ici, de parler de ma personne, tout en sachant que plusieurs collègues se sentiraient dans la même déception. Je rappelle que les auteurs du livre ne sauraient lui ôter sa dimension historique et que pour se faire, ils ont même changé les règles de la mesure du temps et rallongé la durée du siècle à 117 ans. A la bonne heure, dirait-on puisque cela rendrait peut-être justice à des écrivains qui, autrement, seraient exclus de l’histoire de la littérature tunisienne. Evident non ? Si vous n’avez pas place dans ce siècle littéraire où vous avez conduit votre vie et votre, vous n’avez plus le statut d’écrivain ! Sauf peut-être pour venir voter lors d’un congrès des écrivains !? C’en est ainsi, semble-t-il, dans toutes les républiques : le peuple, c’est pour les élections, le reste, c’est pour les nôtres ! En tout cas, pour un co-auteur, en même temps haut responsable de l’Union des Ecrivains Tunisiens, la moindre des choses aurait été de veiller à annexer à la matière du livre une bibliographie aussi représentative que possible ! A moins qu’on ait délibérément éviter cela et opter pour une « bibliographie sélective », parce qu’à ajouter une telle bibliographie, les lecteurs « français et francophones » peuvent s’étonner que des écrivains suffisamment productifs ne soient pas évoqués en tant que tels dans le corps du texte ?
Quant à ce qui me concerne personnellement, je découvre, à l’entrée du livre, que j’ai eu droit (parmi tant d’autres) à un remerciement dont je n’ai compris les raisons objectives puisque, bien que supposé spécialiste de la littérature maghrébine de langue française, je ne me souviens pas avoir été interrogé ou consulté – et il n’y avait pas de quoi d’ailleurs. Ce n’est qu’à la fin que j’ai eu un soupçon d’explication de ce détail : on m’attribuerait ainsi un remerciement pour un service non rendu (parce que non demandé), contre le refus d’un statut qui me revient de droit et qu’on ne m’a pas accordé. Génial, non ?
Pourtant, les auteurs me connaissent bien et savent presque tout sur ma modeste personne et sur ma production littéraire, surtout celle en langue française ! Ils savent que je publiais dans les suppléments des journaux du pays, surtout le journal Le Temps, depuis le milieu des années 70 et que j’ai commencé à publier des livres en 1992. Ils savent, de par leurs statuts respectifs, que j’ai publié sept recueils de poèmes dont des textes choisis ont été traduits en anglais et en italien et publiés en Angleterre et en Italie, dont un recueil aussi a été traduit en arabe et publié au Caire et dont une anthologie, traduite en espagnol, a été publiée en 2013 par le Festival Mondial de Poésie du Costa Rica, auquel j’avais été invité. Plusieurs articles ont été écrits sur cette poésie par des spécialistes la jugeant d’un apport certain ! Ils savent également que, dans le genre narratif, j’ai publié, avant 2017, un recueil de nouvelles, La Récompense de Sinimmar, un récit, L’Araignée, traduit en arabe par feu Mahjoub Ayari et publié en Tunisie et au Caire, ainsi qu’un roman, La Nuit des Mille nuits ou Le Roi des pendus, qui a obtenu le Prix International Kateb Yacine pour le roman francophone en Algérie et qui a été traduit en arabe par Mohamed Aït Mihoub pour l’Institut de traduction de Tunis.
Et je ne parle pas des livres et essais critiques ou de pensées, ni des collectifs dirigés ou codirigés dont ceux incluant le corpus de la littérature tunisienne. Mes amis et collègues n’ont pas trouvé mieux à m’évoquer que la note (44) en bas de la page 205 : « … à propos de Harakêt : « ce roman a été traduit en français par Mansour M’henni, mouvements, Tunis, Editions Cenatra, 2008, 119p. Le titre en français commence par la lettre « m » minuscule » (Sait-on au moins qu’il y a des choix éditoriaux spécifiques de la maquette de couverture relevant de la décision finale de l’éditeur ?). Ensuite, juste trois évocations à la fin du livre dans une « Bibliographie sélective » — on ne peut plus sélective en effet : « P (509) : Mouvements traduit par Mansour M’henni // P (520) : El Houssi, Majid – M’henni, Mansour – Zoppi dir (1997), Regard sur la littérature tunisienne… // P 522 : M’henni Mansour (1996) « Fawzi Melleh », La littérature maghrébine de langue française… ».
Même le livre de 2005, Le Texte mixte de la littérature tunisienne de langue française. L’expérience triangulaire, n’est pas cité. Sélection oblige, puisque Hédi Bouraoui ne serait pas, pour nos collègues, un écrivain tunisien. D’ailleurs, ne le considérait-on pas comme tel qu’il fallait bien s’en justifier !
Pour conclure, nous parlons toujours du besoin, pour la littérature tunisienne, de promouvoir ses écrits et de faire connaître ses auteurs ? Cela n’est pas pour aujourd’hui, peut-être pas pour demain non plus ? Je me rappelle un ami écrivain tunisien de langue française. Au début des années 90, nous déjeunions ensemble chez lui à Paris quand j’ai ouvert la conversation sur cette littérature. Il a répondu fermement : « Tu plaisantes, Mansour ? Il n’y a pas de littérature tunisienne de langue française. Il y a moi, seulement. »