Quand nous habitions la Cité Hafnaoui à Jendouba, j’allais souvent méditer dans un coin tranquille à plusieurs dizaines de mètres de notre maison. Âgé d’à peine dix ans, je me sentais philosophe, prophète incompris même. Je choisissais donc un talus quelconque comme promontoire et regardais vers le Nord-est, en direction du Mont Rabiâa.
Un jour, alors que j’étais absorbé par mes pubères réflexions, je sentis quelque chose me chatouiller les pieds entre les mailles des sandales. C’était un essaim nombreux de fourmis noires qui se dirigeaient vers leur nid. Aucune d’entre elles ne me mordit, mais visiblement la position de mes pieds gênait leur orientation; ce qui en égara quelques unes qui ne tardèrent cependant pas à retrouver la file qui les devançait.
Par je ne sais quel détour de contemplation, j’éprouvai le besoin à ce moment-là de suivre le mouvement de l’essaim vers sa fourmilière et je m’imaginai à l’intérieur même de cet abri. C’était sombre mais la lumière qui pénétrait par le petit trou d’ouverture me permettait de tout voir dans chaque coin du nid. En vérité, mon imagination féconde illuminait bien plus que la lueur du dehors ce voyage inédit au fond de la fourmilière. Que de dédales, que de tournants, que de galeries, que de ponts minuscules, que d’échangeurs aussi. Toutes les fourmis s’y retrouvaient néanmoins, au prix certes de quelques carambolages anodins. Les dizaines de milliers de pattes se confondaient un moment puis, comme par magie, l’écheveau apparemment inextricable se dénouait et la circulation des insectes se fluidifiait et se poursuivait presque sans le moindre accroc.
Les fourmis bougeaient, couraient, creusaient, se tâtaient, s’entraidaient, se nettoyaient, rangeaient, allaient et venaient sans cesse et dans toutes les directions. La colonie entière s’affairait sans donner de signe de fatigue. Une reine pondeuse focalisait presque toutes les activités : car l’avenir de la fourmilière dépendait d’elle seule ! Elle était d’une taille nettement supérieure et semblait mieux voir que toutes les autres fourmis. Je sentis même qu’elle me toisait et qu’elle commençait à se déplacer dans ma direction. Sa démarche lente mais ferme me donna quelques frissons au début, mais je me ressaisis et me préparai à affronter le gigantesque insecte. Toute la colonie m’encercla alors en quelques secondes. Soudainement immobilisé, je me résignai à ce sort et attendis que la reine commençât à me dévorer.
Non ! Elle voulait seulement savoir pourquoi j’étais là : c’est du moins ce que j’avais cru comprendre en scrutant les mouvements perplexes de sa tête et ceux de ses mandibules qui me palpaient de partout. Une réponse m’échappa :
– C’est en imagination que je suis entré dans votre fourmilière, pas en chair et en os !
La reine fit mine de ricaner et toute la colonie l’imita !
– Je vous jure que mon corps est dehors, là-dessus je veux dire, à l’entrée de votre nid ! Seule mon imagination est entrée dans votre intimité ! Si cela vous déplaît, je vous en demande pardon ! Permettez qu’elle sorte du nid !
La reine ricana de nouveau et se tourna vers les ouvrières qui, après un rire étouffé, observèrent le silence le plus total. Je crus l’entendre chuinter quelque chose comme :
CHIMAGINACHION !
Et toute la colonie de reprendre : CHIMAGINACHION ! CHIMAGINACHION !
Ensuite, chaque fourmi reprit ses tâches en chantonnant : CHIMAGINATION ! PSHITT PSCHITT ! CHIMAGINACHION ! PSCHITT PSCHITT !
Jamais, après cette mésaventure, je ne retrouvai mon imagination d’enfant ! La fourmilière fut détruite entre-temps et des dizaines de constructions envahirent de manière désordonnée l’ancien désert de mes méditations.