(Conte d’espionnage et de contre-espionnage)
LE FAYOT DOUBLE
Mon ami Sliman Chahdi trouve que certains de mes contes publiés récemment sur facebook rappellent le style et l’univers de Marcel Aymé. Le compliment est, bien sûr, très flatteur (“très flattant”, comme disait un chanteur tunisien au micro de Héla Dhaouadi). Mais, je n’aime pas trop ressembler aux autres écrivains, si consacrés soient-ils. Il n’empêche qu’en ce moment, je revis d’une certaine manière les aventures de Monsieur Dutilleul dans Le Passe-muraille. C’est qu’il y a deux mois, en bêchant dans mon jardin, j’ai trouvé un objet bizarre, de forme complexe et qui arborait plusieurs petites antennes sur toute sa surface. Je le pris et l’examinai de tous les côtés : ce n’était pas un poste-radio mais ça en avait tout l’air. Il y avait une inscription dessus, lisible entre les antennes. Une date, vraisemblablement. En effet : novembre 1970. Made in USSR & USA.
- Quoi ? Fabriqué dans les deux pays en pleine guerre froide ? Je rêve ou quoi ?!
- Non, Badreddine ! J’ai été “agent double” pendant la guerre froide ! Et les deux Etats ennemis le savaient parfaitement. Je recueillais toutes informations utiles pour l’un ou/ et pour l’autre. Je pénétrais partout, je passais les murs, les remparts, les barrages…tout, tout, tout !
- Et comment se fait-il que vous sachiez mon nom ? Et qu’est-ce qui vous a fait atterrir dans mon jardin ?
- C’est long à expliquer ! On croit que je suis hors de service depuis trois décennies. Or, mes antennes captent toujours des renseignements.
- Prouvez-le-moi, alors !
- Dix minutes et je suis à vous, Badreddine!
Il se volatilisa et vingt minutes plus tard, il me rapporta quantité d’informations vraisemblables sur mes voisins, mes voisines et leurs enfants ! Il me débita presque toutes les indiscrétions sur les habitants de ma rue ! Les finances des commerçants et leurs roublardises en tous genres me furent également rapportées. Il se rendit même à la mosquée et me confia tous les secrets inavoués du lieu et de ses habitués. Les commérages des dix cafés de la cité ne lui échappèrent pas non plus, tout comme les ragots du hammam et des salons de coiffure (pour dames ou pour hommes).
J’appelai ma femme et lui fis part de ma découverte et de ses stupéfiants pouvoirs. Elle ne me crut pas; alors l’agent double lui déballa ses propres secrets à elle, ceux que je connaissais déjà et ceux qu’elle m’avait toujours cachés. Elle en devint toute rouge, puis me demanda si j’allais garder “l’espion fayot”. Je lui répondis que oui :
- Il peut nous servir à tous les deux, ma chérie. N’est-ce pas que tu aimes fouiner comme moi?! Je suis sûr que nous allons beaucoup nous amuser.
En effet, le “fouineur double” nous régala pendant ces deux derniers mois. Nous entrâmes dans l’intimité de tout le monde : famille, amis, collègues, supérieurs au travail, et même sur nos artistes préférés, sur les chroniqueurs et chroniqueuses de la télé et de la radio, sur des sportifs connus disparus ou encore vivants. Ma femme n’arrêta pas de l’envoyer en mission ( à l’étranger parfois). Moi, un peu plus, un peu moins, selon mes heures libres. Quant aux enfants, ils ne surent même pas qu’il existe. Ils s’étonnaient néanmoins chaque fois que nous leur révélions des secrets qu’ils s’étaient longtemps évertués à nous cacher.
Samedi dernier, je voulus charger “le fayot” d’une mission secrète plus audacieuse :
- Et si tu me rapportais tout, lui proposai-je, sur les coulisses du Gouvernement et du Palais présidentiel ?
Il refusa net ! Ensuite, il se ravisa pour me dire :
- N’oublie jamais que je suis un “agent double” ! Je risque de dévoiler en même temps tes secrets et ceux des tiens à qui me les demanderait là-bas !
Cela fait quatre jours que nous ne nous adressons plus la parole, lui et moi ! Avec ma femme, par contre, tout baigne, m’a-t-elle appris ce matin ! Bientôt la noyade, sans doute !
BADREDDINE BEN HENDA