Il y a longtemps de ça, un marchand de ballons de baudruche passa dans le quartier. Il y avait foule autour de lui chaque fois qu’il s’arrêtait devant une maison. Chose étrange tout de même, ses clients étaient tous des adultes et des vieux de plus de 60 ans. Chacun achetait plusieurs ballons à la fois : dix, vingt, trente, cinquante et même cent ! Je me dis en riant tout seul : la pénurie du moment a touché les baudruches aussi ! Quels temps de misère nous vivons dans ce pays !
J’attendis mon tour pour comprendre mais, manifestement, le marchand en avait pour très longtemps avant d’atteindre ma villa. Alors j’allai vers lui et me frayai difficilement un chemin parmi le rassemblement de voisins. La bousculade empêcha le vendeur de m’expliquer son commerce ; il me pria de revenir devant chez moi et de patienter encore un moment. J’attendis donc une bonne demi-heure : un client qui n’était pas de notre rue passa presque en courant avec entre les mains un sac rempli de ballons. Je lui demandai :
-Vous avez beaucoup d’enfants, paraît-il !
– Non, pourquoi monsieur ? Ah ! Ces ballons ! Ce n’est pas pour les gosses !
Et il chuchota :
– C’est pour les couples mariés depuis plus de dix ans !
– Qu’est-ce que vous me racontez, là ! Vous plaisantez !
– Si vous ne me croyez pas, demandez à tous ces gens autour du vendeur ; moi, je suis pressé et ça ne se raconte pas dans la rue, ces choses-là !
Il s’en alla ensuite toujours en pressant le pas comme si les ballons allaient éclater ou fondre s’il n’arrivait pas très vite chez lui.
Le vendeur, lui, n’arrivait toujours pas chez moi : une quinquagénaire m’interpella et me dit :
– Vous n’avez pas encore acheté ? Ne vous en faites pas ! Il a toujours des ballons rafistolés en réserve !
– Rafistolés ? Qu’est-ce que vous me chantez, vous aussi ! On reprise les ballons de baudruche, maintenant ?
– Chut ! Ce sont des questions intimes !
– Et pourtant, vous m’en parlez, madame !
– Pardon, monsieur ! Pardon ! Je n’aurais pas dû, en effet !
Et elle courut sans se retourner !
Je commençais à m’impatienter quand un couple de voisins me salua : le mari voulut bien m’expliquer ce qui se passait ; mais son épouse le pinça et parla à sa place pour me dire :
– Non, c’est rien ! En deux mots, Si Badreddine, ce sont des ballons raccommodés qui sauvent les ménages du spectre du divorce !
– Mon Dieu ! Vous aussi, vous me racontez des salades !
– Ce ne sont pas des salades, monsieur !, riposta-t-elle violemment.
Et elle tira son mari par la manche de sa veste en bougonnant des propos sans doute malveillants à mon adresse !
Le marchand arriva enfin ! Il me proposa sa camelote en souriant :
– Prenez-en, monsieur ! Même si l’entente est parfaite avec votre femme, mes ballons sont toujours utiles dans une maison. Ils sauvegardent l’essentiel, sauvent les apparences parfois, mais maintiennent le couple toujours en vie. On divorce trop, ces derniers temps ! C’est une contagion, aujourd’hui ! Les nouveaux mariés tiennent deux, trois ans, puis se séparent, ne s’aiment plus, se trompent mutuellement, en arrivent au meurtre des fois ! Ce n’est pas votre cas, c’est sûr ! Vous, monsieur, vous êtes de la vieille génération : celle qui sait résister aux tempêtes, qui n’abdique pas du premier coup ! Allez, je vous offre les ballons qui me restent !
Il sortit de l’un de ses multiples sacs une guirlande de ballons grossièrement recousus dont il gonfla trois sous mes yeux :
– Regardez comme ils sont beaux ! Ce sont certes des morceaux de caoutchouc recollés, mais ça tient longtemps grâce à la colle forte que j’utilise pour les joindre :
– Et c’est quoi, cette colle magique ?, ricanai-je !
– Je ne pourrai vous le dire, monsieur ! C’est mon secret de fabrication ! Essayez quand même et vous verrez !
J’essaye depuis près de quarante ans et ça marche ! Les ballons se dégonflent quelquefois, mais jamais ils n’ont éclaté !
BADREDDINE BEN HENDA