Essai : Questions à la francophonie aujourd’hui[1]
Par Mansour M’HENNI
Après plusieurs reports, le XVIIIe Sommet de la Francophonie se tiendra quand même en Tunisie, en novembre 2022, avec deux années de retard ou presque par rapport à la date initiale des 12 et 13 décembre 2020. Ce report n’ôterait au sommet ni son signe commémoratif du cinquantenaire de l’OIF (Organisation internationale de la francophonie), initialement nommée l’ACCT (l’Agence de coopération culturelle et technique), créée le 20 mars 1970 à Niamey, au Niger, par Léopold Sédar Senghor (président du Sénégal), Habib Bourguiba (président de la Tunisie), Hamani Diori (président du Niger) et Norodom Sihanouk (roi du Cambodge), ni l’ensemble des activités culturelles et autres actions associées à cette occasion festive. Qu’on m’autorise à signaler, en passant, que ce 20 mars devenu la Journée internationale de la francophonie, par une décision de l’Unesco, est aussi la fête de l’Indépendance de la Tunisie, ce qui ne serait pas sans valeur symbolique pour une commémoration à perspective binaire, avec les divergences et les convergences qui se présenteraient.
Mais une commémoration est aussi, est surtout, l’occasion d’une évaluation, d’une prospection et d’une mise en perspective. Cela est d’autant plus important à souligner que la commémoration du cinquantenaire s’inscrit sous le signe : « Francophonie de l’avenir ». Elle me paraît revêtir aussi une importance particulière ici et maintenant, dans la Tunisie d’aujourd’hui qui semble être en quête de ses repères inaliénables et des voies possibles rattachées à son évolution dans un monde secoué de toutes parts par les vagues de la violence et les ondes de l’aimance. De fait donc, sur le plan personnel, et de par tous mes repères y compris surtout mon appartenance nationale et mon attachement à la langue arabe que je crois assez bien maîtriser, je crois pouvoir affirmer, en tant qu’enseignant chercheur, écrivain, traducteur et chroniqueur en langue française, que je suis un authentique francophone et de longue date, sans que cela nuise d’un brin à mon arabité tunisienne. C’est pourquoi j’ai choisi d’inscrire ma contribution dans la perspective du développement de la francophonie en Tunisie. Comme il n’y a pas de perspectives sans d’abord des questions, j’ai intitulé mon intervention : « Questions à la francophonie aujourd’hui ». J’aurais pu ajouter « en Tunisie » puisque c’est à partir de mon pays que j’envisage ma vision des choses et mes interrogations y afférentes, tout en restant convaincu que ce qui vaut pour mon pays, vaudrait également pour l’ensemble des pays francophones, malgré leurs spécificités respectives.
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Certaines sociétés libérées de l’ancienne occupation française ont hérité de la période coloniale une réticence plus ou moins marquée à l’égard de la francophonie, perçue comme un stratagème néocolonial ; ce sentiment trouvait une part de ses raisons dans une gestion de la francophonie avec un état d’esprit condescendant non encore débarrassé des complexes et de certains réflexes de la colonisation.
Mais la réalité du terrain et l’évolution des idées, d’un côté comme de l’autre, ont établi l’espace francophone, aujourd’hui, dans une dynamique d’humanisation du développement solidaire pour un vivre ensemble assoiffé d’intercommunication, de paix et de bien-être partagé. Cela imposerait donc un ciblage adéquat des questions à poser à la francophonie de la façon qui tienne compte de ses jeux et de ses enjeux, conformément à cette plateforme de base de l’action francophone, dans un monde de plus en plus secoué par les calamités humaines, les fléaux naturels et les désastres qui en découlent.
La conscience de notre condition d’humanité nous place devant des défis majeurs à relever et de lourdes responsabilités à assumer, pour mériter notre statut d’humanité. L’engagement pour les nouveaux objectifs déclarés de la francophonie et précisés dans le préambule de la Charte de la Francophonie, ne peut que conforter cette démarche. En effet, la francophonie agit pour la paix, la coopération, la solidarité et le développement durable. Elle défend la démocratie et les droits de l’homme, dans le respect de l’État de droit et de la souveraineté des États, de leurs langues et de leurs cultures. « Elle observe la plus stricte neutralité dans les questions de politique intérieure[2] ».
Toutefois, il reste à se demander selon quelles stratégies, dans quel esprit et par quels moyens l’action francophone contribuera à se débarrasser des préjugés que nous aurions les uns sur les autres et à comprendre que le salut réside dans la solidarité, en société nationale ou internationale, et que la culture francophone est un puissant moyen pour servir cette noble valeur et ses implications sociétales. Ainsi, quand l’Agence de la francophonie, dans sa « vision d’ouverture », considère que « la langue française est un outil et non une fin en soi », il importe de préciser la visée et la nature de cet outil que j’ai choisi de remplacer par moyen. Car les francophones ont beau avoir une langue en partage, ils n’en tireraient pas grand intérêt si elle ne fait pas état et fonction de langue de partage. Dès lors, la question fondamentale serait de (se) demander jusqu’à quel point, dans la communauté francophone, les nantis accepteraient de partager avec les démunis, les forts avec les faibles, les développés avec les non développés ou en voie de développement !
Autrement dit, pour emprunter les propos de l’un des fondateurs de l’ACCT-OIF, l’enfant de ce pays, Habib Bourguiba, la question serait comment s’inscrire dans la conviction que « la francophonie est plus qu’un fait donné, [et qu’elle] est au contraire volonté, vitalité et action[3] ». Mais, préciserait-on, « volonté créatrice, vitalité partagée et action commune », le tout sur des fondements éthiques inébranlables et incorruptibles. Toujours en référence à Bourguiba, c’est à se demander comment faire valoir la francophonie comme une éthique et une pratique, de « l’unité dans la diversité, [en tant qu’une] voie royale vers la coopération entre les peuples et le fondement même du dialogue avec l’universel[4] ? »
Ces principes de synthèse peuvent se ramifier en plusieurs actions potentielles, mais d’abord à partir d’un autre critère fondamental. Quand nous parlons de solidarité dans une société déterminée, le concept ne prend toute sa valeur que s’il se démarque de l’idée de charité, de la main supérieure, celle qui donne, et la main inférieure, celle qui demande et qui reçoit parfois. Il en est de même sur le plan international, pour tout groupement géostratégique ou géopolitique, qui serait une « société de sociétés », ainsi nommée de préférence pour ne pas réactualiser le malheureux souvenir d’une malheureuse « Société des nations ».
Quelques exemples de cette ramification peuvent être évoqués à titre indicatif pour mieux saisir l’état d’esprit d’un projet moderne de la francophonie. Comme ce dernier tourne, à son origine, autour de la question linguistique, et comme tous les pays francophones n’ont pas le français comme langue maternelle, il importe d’abord non seulement de respecter ces spécificités linguistiques, mais aussi d’œuvrer à une interaction contribuant à leur mise en valeur et à leurs apports réciproques à la culture francophone et, à partir de ce modèle, à une culture universelle respectueuse de l’altérité et des minorités de façon à ôter à celles-ci leur caractérisation péjorative classique et à les doter d’un statut d’égalité dans la différence, sur la voix d’un cheminement vers un idéal de démocratie universelle.
En conséquence, cette égalité de principe dicte, moralement, humainement et stratégiquement, une implication dans le développement solidaire de façon à contribuer, collectivement, au bien-être des populations en conditions précaires dans tous les pays de l’ensemble. Comme cet objectif ne peut se concevoir dans la charité, mais dans une large concitoyenneté solidaire, c’est le travail et la productivité qui doivent retenir l’attention francophone dans le sens d’une assistance concernée pour la dynamisation économique et l’amélioration conséquente des conditions sociales. Sans doute est-ce dans cet esprit que J. Attali a écrit dans son rapport commandé par François Hollande : « Penser la francophilophonie[5] économique, c’est utiliser l’outil de la langue française et de la culture dont elle est porteuse en tant que levier de croissance et d’influence ». A condition de préciser qu’il est question de croissance partagée et d’influence réciproque.
Une telle gageure nécessite des révisions et des relativisations de toutes parts, de la part surtout des partenaires en francophonie, pour ce qui nous concerne ici. D’abord revoir nos pédagogies à différents niveaux de l’opération d’éducative et scientifique et y réviser les perspectives linguistiques. Se libérer donc de l’antagonisme linguistique, ancienne symbolique de la Tour de Babel abusivement comprise et tendancieusement interprétée. Dépassant la notion désormais anachronique de la colonie, il n’est donc plus justifié de voir dans la langue française une rivale de la langue nationale, et encore moins une ennemie. Il faut au contraire trouver dans la francophonie l’opportunité adéquate pour contribuer au rayonnement de la culture nationale. Plus encore, il faudrait repenser, ensemble, les stratégies de partenariat qui s’y créeraient pour amener la prospérité équitablement partagée, dans les pays ayant la francophonie en partage.
Il conviendrait peut-être, toujours dans le même esprit, de s’arrêter suffisamment pour repenser le rôle de la religion et de ses actants dans cette dynamique, surtout en comparaison de ce que nous observons actuellement en matière de tractations et de conflits entre le politique et le religieux. Toujours en nous posant la question suivante : comment et combien la francophonie peut-elle favoriser l’enrichissement réciproque des langues, des religions, des cultures et des sociétés ?
C’est donc avec un arrière-fond éthique et civilisationnel que nous devons engager notre action pédagogique intégrale, dans la petite école institutionnelle et dans la grande école de la société. Malheureusement, de son côté aussi, la francophonie a sans doute traîné longuement dans ses anciens réflexes et tardé, jusqu’aux années 90, à s’inscrire pleinement dans cette démarche, et cela n’a pas aidé l’opération pédagogique dans le domaine, ce qui n’a pas contribué à normaliser rapidement les relations interactives et à les positiver surtout, d’autant plus qu’une réticence caractérisée à son égard dans les anciennes colonies multipliait les doutes et les contestations.
Aujourd’hui, l’urgence des risques encourus sur le plan planétaire, surtout pour les générations à venir, impose à l’espace francophone, comme à l’humanité entière, de s’engager sincèrement et activement dans un nouvel humanisme de rationalisation de la gestion des richesses naturelles et culturelles, au sens large, un humanisme aussi de la sauvegarde de l’environnement, lui aussi naturel et intellectuel.
Prof. ém. Mansour M’HENNI (UTM)
(Ecrivain tunisien, chercheur, traducteur et homme des médias)
[1] Ce texte a été présenté lors de la rencontre organisée par l’Association des Tunisien(ne)s ami(e)s de la Francophonie (ATAF), pour commémorer l’anniversaire de l’OIF en mars 2022.
[2] Le site de l’organisation (francophonie.org) note bien ceci : « La Francophonie, consciente des liens que crée entre ses membres le partage de la langue française et des valeurs universelles, et souhaitant les utiliser au service de la paix, de la coopération, de la solidarité et du développement durable, a pour objectifs d’aider : à l’instauration et au développement de la démocratie, à la prévention, à la gestion et au règlement des conflits, et au soutien à l’État de droit et aux droits de l’Homme ; à l’intensification du dialogue des cultures et des civilisations ; au rapprochement des peuples par leur connaissance mutuelle ; au renforcement de leur solidarité par des actions de coopération multilatérale en vue de favoriser l’essor de leurs économies ; à la promotion de l’éducation et de la formation. […] La Francophonie respecte la souveraineté des États, leurs langues et leurs cultures. Elle observe la plus stricte neutralité dans les questions de politique intérieure ».
[3] Discours de Habib Bourguiba, Montréal, le 11 mai 1968. Dans ce discours, Bourguiba rappelle son discours de Dakar en 1965, considéré comme le texte de base de la création de l’ACCT : « Le 24 novembre 1965, ayant le privilège d’être reçu par l’Université de Dakar, Université sœur, elle aussi, de votre Université de Montréal comme de notre Université de Tunis, j’ai déjà parlé de la « francophonie ». L’idée que j’ai énoncée alors ne m’appartient pas en propre. Sous d’autres formes et avec le talent que vous lui connaissez, mon ami Léopold Sédar Senghor, Président de la République du Sénégal, l’a formulée lui aussi. Et depuis 1965, j’ai pu constater que cette idée éveillait sur notre continent africain une profonde résonance puisque l’Organisation Commune Africaine et Malgache l’a pratiquement adoptée, au point que son Président en exercice, M. Diori Hamani, président de la République du Niger, s’en est fait le zélateur et l’infatigable pèlerin. »
[4] Ibid.
[5] (J. Attali, Jacques Attali, La Francophonie et la francophilie, moteurs de croissance durable, Rapport à François Hollande, Août 2014). Pour J-A, « la francophilophonie regroupe donc les pays francophones, les pays francophiles et les francophones et francophiles du reste du monde ».