Dans le tumulte des réactions diverses répondant aux dernières arrestations dans le cadre d’une campagne d’imputations, ciblées pour les uns suspectes pour les autres, en vue de « rétablir l’autorité de la Loi et de l’Etat », rares sont ceux qui songent vraiment, sincèrement et en dehors de la propagande et de la manipulation, à la peine de ces citoyens qui vivent dans le besoin et la précarité et de l’impact que cela a dans l’éthique de la socialité.
En fait, un grand fossé sépare nos politiques de cette catégorie sociale pour laquelle on prétend faire de la politique, et c’est ce fossé qui a bloqué la machine du développement et qui est en passe de réduire le pays à une mort clinique généralisée. L’expérience de ces deux derniers jours où j’étais sans voiture, m’a permis de saisir plus douloureusement et plus tristement la dégradation de la situation. En effet, le premier jour j’ai dû prendre deux métros du Grand Tunis pour l’aller, les 5 et 4, et un métro pour le retour, le 4. A l’entrée de l’arrêt de Bab Saâdoun, le 5 a dû attendre 45 minutes environ pour pouvoir redémarrer dans le sens de La République. Quatre métros, semble-t-il, devaient passer dans le sens inverse pour lui libérer la voie. Puis, à l’arrêt de La République pour prendre le métro du retour, c’est encore une attente infernale, non seulement 30 minutes pour voir pointer la tête du métro 5 dans l’avenue Habib Thameur, mais aussi pour l’attendre 30 minutes encore pendant qu’il est à l’arrêt à l’entrée de la gare, toutes portes ouvertes, avec un ou deux autres trains en queue derrière lui. Il y en aurait peut-être un N° 4 qui attendrait le passage du premier pour venir soulager une foule immense ne sachant à quel saint se vouer. Finalement, après une heure d’attente, c’est un autre 4, venu de La Manouba, qui a dû déposer tous ses passagers à l’entrée de La République et rebrousser chemin après s’être rechargé, à l’excès, de passagers impatients d’attendre et incapables d’écouter les supplications du chauffeur qui les priait de patienter encore un peu et d’attendre les trains d’après. Je ne rapporte pas d’autres détails aussi attristants, mais force est de se demander s’il est vraiment impossible de régler convenablement et avec précision les horaires de notre trafic ferroviaire pour faire gagner du temps à nos concitoyens et leur épargner des peines insupportables.
Le lendemain, j’ai opté pour le taxi, malgré tout ce qui a été du corps de métier ces derniers temps. Comme de coutume, le chauffeur du taxi est un animateur, un informateur et un explicateur. Il ne se soucie ni de ton état d’esprit ni de ton humeur, il t’impose son propos et n’hésite pas, de temps en temps, à t’interroger : « Tu m’écoutes ? ». Tu dis oui pour couper court et cela l’encourage à devenir plus prolixe.
Le premier a commencé par la visite du Président de la République au marché Bab El Falla pour dire : « Tu sais, s’il rééquilibre vraiment les prix et qu’il arrête les manigances des lobbyistes, il aura tout le peuple derrière lui. Sa popularité atteindra les 100% ou presque. Mais le pourra-t-il vraiment ? Ils sont partout où les décisions sont prises ; ils sont très forts ; je doute qu’il réussisse ce projet. Que Dieu soit avec lui ! ». Puis il se met à dénigrer le comportement des citoyens qui ne respectent ni la propreté ni l’environnement. J’avais alors envie de lui demander s’il lui était correct de fumer en ma présence et sans m’en demander l’autorisation en tant que client pouvant être allergique aux cigarettes, et s’il était dans le respect de l’environnement en jetant son mégot par la fenêtre. Mais je me suis retenu parce qu’il en était déjà à vanter la discipline et la correction de sa génération qui ne bronchait pas devant les ainés et qui savait ce qu’est le respect. C’est son autobiographie qui commençait… « Je n’étais pas gentil, j’étais méchant même, mais j’étais respectueux ! ». Heureusement, moi j’étais arrivé.
A mon retour, le chauffeur était, lui aussi, scandalisé par cette jeunesse un peu trop libertaire, par les citoyens qui n’avaient même pas le cœur assez tolérant pour faire de petites concessions, comme laisser passer un piéton ou un autre chauffeur pressé. Il n’avait pas fini son discours qu’il était déjà à traiter de bourricot un conducteur qui attendait sans le doubler un particulier arrêté pour faire descendre une vieille femme devant un hôpital des environs de la Rabta. Ensuite il s’est mis à gronder son collègue d’un autre taxi qui voulait démarrer et qui comptait sur sa tolérance à lui pour le laisser faire. Mais par entêtement, son collègue, « mon chauffeur », s’est entêté et ils se sont mis à se disputer par la fenêtre et à se traiter réciproquement de qualificatifs avilissants…
Par moments, j’ai cru que les deux voitures allaient se rentrer dedans par les côtés, comme dans les courses-poursuites de certains films. Mais j’ai arrêté d’y faire attention, pour me mettre à repenser les discours de nos politiques en rapport à la réalité citoyenne de notre société et j’ai fini par me chuchoter intérieurement : « L’Art est long et le temps est court ».
(Publié dans jawharafm.net)