La Délégation géorgienne de la Renaissance française a organisé une rencontre en mode mixte (en présentiel et à distance) autour du thème : « Faire connaître les pays francophones en Géorgie : L’Algérie et la Tunisie à l’honneur ». J’ai eu l’honneur d’avoir été invité, en tant qu’intellectuel tunisien Co-président d’honneur, avec son Excellence l’Ambassadeur de France en Tunisie, de la Délégation tunisienne de la Renaissance française (récemment officialisée) à intervenir à l’ouverture de la rencontre avec d’illustres personnalités : Ambassadeurs respectifs de France en Géorgie et de Géorgie en France, Président international de la RF, Directeur à l’AUF… J’ai choisi d’intituler mon allocution « Lettre ouverte aux ami(e)s de Géorgie : Voici ma Tunisie, un emblème de la méditerranéité ! ». C’est avec plaisir que je la partage ici avec mes lecteurs.
¤¤¤¤¤
Chers ami(e)s, des deux genres et de tout âge, c’est un plaisir de m’adresser à vous pour vous parler de ma Tunisie, dans une langue que je chéris comme on chérit une personne qu’on aime après le sublime amour de la mère, une langue dont nous célébrons l’impact international au nom des inaliénables valeurs d’humanité : la paix, la tolérance la solidarité et le respect. J’en remercie les collègues de la Délégation de la Renaissance Française en Géorgie, ainsi que la présidence internationale de la RF, dignement et sympathiquement représentée par le Président Denis Fadda. J’ai bien dit « Ma Tunisie », parce que c’est la mienne que je vous présente, telle que je la vis, telle que je la vois, telle que je l’aime et telle que je la sens dans ma douleur face à ses dures épreuves.
Ma Tunisie est un emblème de la Méditerranéité, avec un M majuscule qui souligne sa nature de concept naissant dans le bassin auquel on attribue l’invention de la notion de monde, mais extensible à l’universalité. En effet, une fois assumé comme plateforme éthique, ce concept nous dicte le principe de l’hospitalité à l’altérité de quelque nature qu’elle soit : l’altérité ethnique, l’altérité religieuse, l’altérité linguistique, l’altérité culturelle, etc.
Du plus profond de son histoire, la Tunisie s’est reconnue de la Méditerranée : elle a vécu cette appartenance naturelle avec aussi bien les heurs que cette appartenance entraîne qu’avec les espoirs, les rêves et les défis qu’elle génère. Il y a lieu de croire qu’Elissa était trop méditerranéenne pour se résigner à un sort peu central dans le bassin et pour se contenter du commerce, parfois muet, que les siens, les Phéniciens, entretenaient avec les peuples du littoral méditerranéen.
De son côté, Hannibal, sentant venir le colonialisme naissant de Rome, s’en alla lui faire une guerre qu’il ne souhaita guère et qu’il mena faute d’entente et de compromis. Il perdit cette guerre faute d’esprit « machiavélique », dirions-nous aujourd’hui, et de fièvre des colonies.
C’est de centrisme que la Tunisie s’est distinguée et c’est de son centrisme qu’elle fut la convoitise de toutes les colonisations, un centrisme tout acquis du sens même de la Méditerranée, mer médiane, mer du milieu.
Fière d’être ce qu’elle est et tenant à son identité, dynamique et historique à son bon gré, la Tunisie a su tirer profit des aléas de l’histoire et faire de ses moments de soumission des circonstances d’enrichissement de son patrimoine culturel et de son enracinement dans les valeurs d’humanité.
Elle fut la porte de l’Islam vers cette Andalousie que le monde semble réclamer comme un rêve perdu ou comme un idéal à (re)construire, contre et malgré les affres du présent et du passé. Elle fut aussi ce pont jeté par-dessus les vagues pour une poignée de dialogue, qui fut parfois un bras-de-fer, entre l’élan du beau Cap Bon et le désir de la Sicile.
En fin de compte, la Tunisie s’est obstinée à échapper à toute intégration ou dissolution dans l’un ou l’autre des occupants du Nord méditerranéen : grec, latin, byzantin, turc, espagnol, italien, français. Elle ne s’est retrouvée, à un millénaire d’intervalle, que dans la trace phénicienne et dans le terrain d’arabité avec un cœur d’islamité, mais non d’islamisme. Sans doute voyait-elle, voit-elle toujours, dans ces deux terroirs civilisationnels l’essence d’un humanisme du sud et de l’orient méditerranéens, capable de se féconder au projet civilisationnel conduit par le nord et l’occident méditerranéens, pour donner une plus-value à la pensée du vivre-ensemble. Il lui appartenait alors seulement de le couler dans le moule de la rationalité et du progrès, du « médianisme » et de la solidarité.
Le rêve était beau et l’intention fort noble, mais que faire quand l’histoire tirait en sens inverse et que la Tunisie ne pouvait même pas maîtriser son destin ? Et jusques avec l’Etat indépendant, né au milieu du XX° siècle, ce petit pays restait en-deçà de son rêve méditerranéen, affairé qu’il était à dépasser les blessures du colonialisme et à éduquer à une nouvelle perspective de la conscience de soi et de l’intelligence des rapports avec les autres.
Pourtant, la volonté ne lui manquait pas et la preuve de cette volonté avait un nom, Habib Bourguiba, un des quatre fondateurs de la francophonie moderne, celle concrétisée aujourd’hui par ce cérémonial que nous fêtons pour en tirer les enseignements de l’Histoire avec lesquels nous devons édifier le meilleur avenir. C’est ainsi que la langue française a été la seconde langue du pays, après l’arabe. C’est ainsi que, contre certaines spéculations sur la disparition de la littérature de langue française, celle-ci a repris plus d’élan après l’indépendance, dans le droit fil de la pensée du Rimbaud maghrébin, Kateb Yacine, qui considérait la langue française comme un « butin de guerre ». Dans son discours à Montréal, le 11 mai 1968, Bourguiba dit : « la langue française est celle que nous avons choisie, presque à égalité avec notre langue maternelle, comme langue de culture, de travail et de rencontre ». Son esprit tout nourri de la pensée des Lumières et du réformisme arabo-musulman, Bourguiba a décidé l’émancipation de la femme, moins de cinq mois après l’Indépendance, avant même la fondation de la République. Il a focalisé sa première politique sur le développement de l’intelligence, sur l’acquisition du savoir et sur l’amélioration des conditions de vie et de santé. Il adopta une diplomatie de la paix, de la convivialité et de la légitimité internationale, mais toujours dans le respect réciproque.
Voilà deux tiers de siècle que la Tunisie est indépendante. En ce laps de temps, elle a eu à faire face à des succès, à des erreurs, à des labeurs, à des terreurs, à des secousses de différentes violences. Mais elle a toujours tenu bon et s’est tirée de la gueule du loup sans des dégâts irrémédiables. Elle est encore dans un moment de grande difficulté, et cela ne l’empêchera pas de s’en sortir et de reprendre la pente ascendante du progrès et du développement.
Ce qu’il faudra alors pour ce petit pays au statut régional privilégié, c’est intérioriser, de façon intelligente et dynamique, son arabité et son islamité dans sa tunisianité historique, avec ses fondements clairs, sa démarche rationnelle et ses espoirs modernes. Bien pensée et convenablement assumée, la tunisianité est un prototype idéal de la Méditerranéité, parfois occultée sous certaines pressions idéologiques, alors qu’elle constitue une juste voie vers l’universalité.