De nombreux commentaires ont succédé à l’entretien, pour le moins étonnant, du président de la République avec la PDG de la Télévision tunisienne, des commentaires divers mais majoritairement de soutien à cette dernière. Je me demande ici si la portée recherchée de cette « scène » (car c’en est une) correspond vraiment à ce qu’elle a suscité dans l’opinion publique.
Précisons d’abord que cette chronique ne se veut ni une défense de Awatef Daly ni un dénigrement de Kaïs Saïed. Il s’agirait plutôt de s’interroger et d’essayer de comprendre ce qui se passe dans notre pays et qui pourrait informer ou désinformer des voies incertaines de notre destinée.
Que l’on me permette aussi d’ajouter que, comme de nombreuses autres personnes, je crois assez bien connaître A. Daly pour réaffirmer ses hautes qualités humaines et professionnelles : intelligente, amicale et laborieuse, elle ne peut que forcer le respect et la sympathie. Nous avons été collègues sans que je sois son supérieur hiérarchique. Nous avons toujours été dans le respect mutuel. Il y a un certain temps, lors d’une manifestation culturelle dans la Cité de la culture, elle était proposée pour diriger la première chaîne et elle m’a fait part de son appréhension quant à la difficulté de la tâche, dans ce contexte très complexe. Elle m’a demandé mon avis aussi et je l’ai vivement encouragée d’y aller si on se décide à faire appel à ses compétences, en lui précisant : « Les citoyens sincères ne reculent jamais devant la responsabilité ; ils essaient seulement de s’en acquitter au meilleur de leurs moyens pour ajouter leur petite pierre à l’édifice collectif et pour contenter leur conscience éthique et citoyenne ». La proposition n’a cependant pas abouti jusqu’à sa désignation en tant qu’« intérimaire » à la tête de l’établissement de la Télévision tunisienne.
Awatef Daly n’a donc à se sentir diminuée ni par les remarques « sévères » du Président ni par certains commentaires mal réfléchis ou de motivations suspectes ; elle a assumé son rôle en toute dignité, dans le respect des règles de l’Etat, parce que telle est l’éthique de la fonction officielle. Les coups de tête, on les fait ailleurs et on en voit à tous les coins de rues, depuis quelques années. A. Daly continuera à faire ce qu’il faut, tant qu’elle est dans la responsabilité qu’elle ne peut qu’honorer. Je pense que, de par certains de ses acquis éthiques et intellectuels, le Président lui-même ne peut pas avoir d’elle une autre idée. Ce qui pousse à s’interroger sur « la scène », ou « la séquence » qui nous intéresse ici, non du point de vue d’une morale superficielle ou d’une quelconque personnalisation de la crise, mais de celui d’une stratégie politique dont il importerait d’analyser les effets et les causes.
Il est évident que le Président, comme à son habitude, cherchait à communiquer, à travers la PDG de l’ETT, un message aux médias et aux citoyens. La manière n’y était sans doute pas, mais cette « pédagogie de la citoyenneté » semble profondément ancrée dans l’esprit et dans le caractère du premier homme de l’État, y voyant la méthode appropriée pour le contexte et pour son objectif essentiel. Donc, par-delà cet incident qui n’en est pas un pour le Président, contrairement à un grand nombre de citoyens, intellectuels et acteurs médiatiques, la grande question revient toujours et nous n’y avançons qu’à coups d’insultes, de diffamations, de dénigrements réciproques, pour finir devant la justice.
La grande question consiste bel et bien à définir précisément les concepts utilisés et à en convenir majoritairement (faute de consensus) comme mode de gouvernance et de vivre-ensemble. Ces concepts sont les suivants : qu’est-ce pour nous la liberté et quel rapport doit-elle avoir avec la responsabilité ? Qu’est-ce que le pouvoir politique et ses tentacules (les partis et autres structures ou autres combines) par rapport à la « lutte » syndicale, aux médias et à la société civile, surtout l’action associative ? Quel rapport nous convient-il d’entretenir entre l’économique et le social ? Cependant, comme souvent répété, ici et ailleurs, tout cela trouverait place et lumière dans une réflexion constructive à propos du concept de démocratie dans ses valeurs de base et ses éléments adaptés aux différents contextes. En effet, le Président dit agir au nom de la démocratie et pour elle, l’opposition aussi ! Mettons donc tout sur le tapis de la discussion !
Autant le dire avec amertume et désespoir, sans perdre le sentiment profond d’un optimisme toujours prêt à renaître : Il n’y a pas actuellement une lumière en vue pour éclairer notre chemin vers cette issue.