L’exposition de peinture de Faouzia Dhifallah, dont le vernissage est annoncé pour le jeudi 29 février 2024, est provocateur à plus d’un titre… Et d’abord par son titre, justement ! « La Voix de l’indicible » ! Comment l’indicible peut-il avoir une voix ? N’est-ce pas contraire à la logique ? Au moins à une certaine logique « consacrée » ? Et s’il en a une, serait-elle de la même nature que les voix courantes que nous désignons ? On soupçonnerait alors, à juste titre, l’entremêlement de la philosophie, de la poésie et de l’art.
Justement, F. Dhifallah est à la fois enseignante-chercheure en philosophie, artiste plasticienne et poète bilingue. Journaliste aussi. Comment ne pas reconnaître alors, dans le choix du titre de son exposition, la traversée du champ de la pensée par la notion d’indicible, surtout en rapport aux noms étroitement liés à cette notion depuis le milieu du XIXe s., en l’occurrence Nietzsche, Heidegger et Wittgenstein, et aussi en relation avec la prévalence de la notion en matière de poésie, à la même époque, jusqu’à la célèbre citation de Paul Reverdy : « Rien ne vaut d’être dit en poésie que l’indicible, c’est pourquoi l’on compte beaucoup sur ce qui se passe entre les lignes. »
Cette première interpellation devient doublement provocante quand on se situe dans le champ des arts plastiques. En effet, le mot « voix », joint à l’indicible, ouvre la voie à des interprétations multiples, autrement que si on avait « l’expression de l’indicible » comme dans l’article d’Antonio Brasileiro à propos de Guimarães Rosa, de Meyer Clason, et de Wittgenstein, même si cet article nous paraît dépasser, implicitement, le champ de signification de « expression » pour celui de « voix », bien plus large. Cela se fait justement dans la conjonction de la philosophie et de la poésie avec l’expression artistique : « Le poétique, ici englobé dans l’art comme étant un tout, ne veut transmettre qu’à soi-même ». Comment donc F. Dhifallah cherche-t-elle à trouver la voie vers la voix ineffable, pour essayer de lui donner sens et existence ? L’art plastique serait-il pour elle un substitut de la philosophie et de la poésie ou leur mariage consommé jusqu’à la fusion synthétique dans un unique total, qui est aussi un total unique, en l’occurrence l’art ?
J’avoue avoir été souvent interpellé par la peinture de F. Dhifallah, comme je le suis par ses fragments poétiques, en plein dans le bain brachylogique. J’ai été autorisé à en utiliser des tableaux pour des couvertures et des affiches comme pour mieux me fixer sur leurs questions profondes et sur leurs signes déstabilisants tant par les couleurs que par les formes et par le mouvement qui semble toujours sur le point de se déclencher, mais sans orientation précise, comme pour faire écho aux mots de Baudelaire : « Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau ».
C’est encore Baudelaire qui écrivait : « Dans une ténébreuse et profonde unité, / […] / Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. ». Pour F. Dhifallah, on dirait plutôt : dans le cadre ténébreux du tableau, « les formes, les couleurs et les traits se confondent ». Cependant, il n’y a pas lieu de se contenter ici des explications scolaires donnant au verbe « confondre » une forme pronominale et un sens d’unité issu de l’entremêlement. Ce serait plutôt l’expression d’une réciprocité de l’action de confondre l’Autre, le « remplir d’un grand étonnement », le « réduire au silence », nous précisent les dictionnaires. C’est là que se retrouve « la voix de l’indicible », une voix intérieure de l’interrogation centripète, de l’étonnement et de l’éternelle quête de soi. En vue peut-être d’un idéal insaisissable d’unité. Est-ce dans ce sens que Wittgenstein, contestant l’acte même de lecture et plus encore celui d’explication, écrivait : « L’œuvre d’art ne veut transmettre quoi que ce soit sinon à elle-même » ?