Voilà passé le 17 décembre 2021 qui était précédé de toutes les promesses et les présomptions qui devaient en faire un jour d’exception, peut-être même le moment d’un retournement de l’Histoire. Finalement, ce jour-là fut un jour comme les autres, ou presque, et rien de ce qui était dit n’a eu lieu comme prévu ou promis.
Il y a eu certes quelques dizaines d’un côté, quelques centaines de l’autre, comme on a pris l’habitude d’en voir à tout bout de champ, pour un oui ou pour un non. C’est un signe indicateur du capital populaire de nos structures politiques, tous partis confondus, les pour et les contre : on aurait plus de deux cents partis et, pour ce qui est promis comme un grand jour, ils n’auraient réussi à mobiliser que quelques centaines, dont les chômeurs en contestation spontanée ou autonome. Au bilan, les habitués des plateaux et des studios des médias ont trouvé l’occasion de faire leur parade classique et de cracher dans les micros des slogans et des commentaires qui semblaient n’avoir aucun effet. C’est à se demander s’ils sont encore porteurs de sens !
Le Mouvement En-Nahdha, les « citoyens contre le complot » et autres dénominations avaient annoncé de graves incidents et des violences incontrôlables pour ce jour symbolique ! Aujourd’hui on comprend qu’il s’agissait peut-être d’appels camouflés et d’incitations implicites à de tels actes. Mais la masse citoyenne est devenue sourde à ces appels, moqueuse même, tellement ces voix et ces structures politiques sont devenues pour elle le signe d’une défaite caractérisée. De quelque côté qu’ils regardent, les Tunisiens ne voient que les marques de l’échec de leur pays à se structurer démocratiquement pour affronter les contraintes et les aléas des temps présents et pour se construire ou se reconstruire un modèle de développement où la plupart des citoyens peuvent se reconnaître et retrouver leur droit à une vie digne d’être vécue.
De l’autre côté aussi, celui du Président de la République et de ses partisans, rien de ce qui avait été symboliquement annoncé pour le 17 n’a eu lieu le jour prévu. La feuille de route a été annoncée le 13, sous la contrainte ou par estimation stratégique. Le Chef de l’Etat n’a pas fait le déplacement dans la « ville de la Révolution » où il devait prononcer un discours qui devait révolutionner la révolution : un communiqué sur la page officielle de la Présidence de la République a fait l’affaire. C’est même à se demander s’il n’y avait pas un quelconque regret d’avoir fait un grand tapage pour un jour qui se trouve être, au moins dans les conditions actuelles, un jour comme les autres, un jour d’attente désespérée et d’exaspération à peine contenue. L’indifférence populaire, ressentie ce 17 décembre, semblait dire à tous les politiques, de tous bords, que leurs jours symboliques, qu’ils soient un 17 ou un 14, ne constituent, à présent, qu’une farce de l’échec et qu’il n’y avait plus rien à fêter ni à commémorer. Les quelques dizaines d’individus regroupés devant le Théâtre municipal pour soutenir la démarche présidentielle soulignaient cette banalité devenue évidente de la notion même de sit-in ou de manifestation. D’aucuns soufflaient que ce petit groupe était venu du Sud du pays dans deux bus et avaient occupé les lieux très tôt le matin. On aurait pu dire la même chose des différents groupes finissant par se retrouver dans des ensembles relativement de plus grand nombre. Les uns comme les autres usent des mêmes stratégies et des mêmes pratiques pour un spectacle qui ne passionne plus.
Dans un autre coin de la Capitale, un sit-in se poursuit, mobilisé jour et nuit pour une revendication jugée fondamentale et à la source de tous les maux depuis que l’islam politique a pris le pouvoir et s’est infiltré pernicieusement dans les rouages de l’Etat et dans les nerfs de la société : on demande à fermer la filiale tunisienne de l’Union Internationale des Savants Musulmans (oulémas), plus connue sous le nom de l’Union de Qaradawi. Abir Moussi et son parti ne cessent de gagner en sympathie et en soutien populaire, tous les chiffres l’indiquent. Est-ce pour cela que les autres partis tunisiens, y compris ceux qui dans la gauche se prétendaient contre l’islam politique, et même les organisations, les associations et les médias prennent des distances à l’égard de cette structure politique et de sa cheffe ? Les mêmes erreurs se répètent-elles des alliances contre nature ou contre raison ? Il est évident que l’Union de Qaradawi et ses variantes sont d’un effet fâcheux dans une société qui cherche à s’inscrire dans le sens de l’Histoire et de la démocratie. De ce fait, le mouvement du PDL est légitime et les forces modernistes devraient le soutenir, mais les petits calculs politico-politiques les empêcheraient de le faire, apparemment pour ne pas renforcer la crédibilité et l’aura d’un parti et d’une personnalité qu’on chercherait à éliminer de la place, peut-être même avant Qaradawi et consorts ! Autant parler d’une absurdité, comme plusieurs autres !
N’empêche que Abir aussi, bien que très bien placée dans les pronostics du pouvoir de demain, devrait repenser son positionnement dans le paysage politique tunisien de façon à ne pas demeurer seule contre tous. Elle devrait également ouvrir davantage ses discours aux grandes questions qui préoccupent les Tunisiens, des points de vue économique, social et culturel, et surtout en présenter un schéma cohérent à même de susciter l’espoir en elle chez la majorité de ses concitoyens.
En attendant des jours meilleurs pour la Tunisie et les Tunisiens, on serait tenté, à l’image de celui qui, par une nuit de janvier 2011, déambulait en scandant un slogan resté longtemps de référence, de chanter aujourd’hui le célèbre refrain d’une chanson de Jean Ferrat :
Faut-il pleurer, faut-il en rire
Fait-elle envie ou bien pitié
Je n’ai pas le cœur à le dire
On ne voit pas le temps passer
(Publié dans Le Temps du 19-12-2021, sous un autre titre)